– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

Le Poète crotté

La triste figure du poète crotté qui, dans Le Parnasse réformé, clôt le débat sur la poésie (p. 51-70) relève du topos littéraire. Toutefois Guéret semble y voir davantage qu'un motif satirique propre à alléger quelque peu les propos de ses devisants. L'écrivain famélique refait son apparition dans La Guerre des auteurs et dans La Promenade de Saint-Cloud en lien avec Pierre du Pelletier, dont les ouvrages font l'objet de jugements contradictoires. L'auteur, malmené par Boileau, hante peut-être déjà Le Parnasse réformé, qui ne saurait le mentionner explicitement, puisqu'il est encore en vie. A la faveur d'une effigie traditionnellement ridiculisée, c'est l'évolution du regard sur le corpus littéraire qui pourrait être en cause.

Du lieu commun aux allusions précises

La caricature du versificateur sans ressources est une constante de la tradition littéraire. Juvénal déjà, dans sa septième satire, Litteratorum egestas, déplore la condition du poète réduit par la pauvreté aux moyens de subsistance les moins honorables. Ce motif émerge occasionnellement au Moyen Age, sous la forme d'une complainte adressée à un protecteur potentiel - les exemples de Colin Muset et Rutebeuf sont restés célèbres -, mais c'est au cours des premières décennies du XVIIe siècle qu'on le voit resurgir, dans le domaine français, avec une insistance toute particulière.

Diverses études ont énuméré les nombreuses occurrences de ce matériau susceptible d'inflexions diverses. A l'évocation de l'indigence s'adjoignent presque automatiquement un ensemble de connotations dont les plus importantes figurent déjà en bonne place dans la Satire II (1608) de Mathurin Régnier : les "tiercelets de poètes" (v. 124) qu'il met en scène sont à la fois faméliques et affamés de gloire. Leur apparence misérable attire la dérision bien plus que la pitié, en raison de la prétention, souvent teintée de hargne, qui les amène à égaler aux vers de Ronsard leurs malencontreuses productions. Le poète crotté est donc d'emblée assimilé à un mauvais poète, doublé d'un parasite et d'un fâcheux. Son "impertinence" se traduit par une inadaptation sociale caractérisée, qui en fait le frère jumeau du pédant. Si Régnier s'acharne sur ces "rauques cigales" (v. 179), c'est qu'elles représentent pour lui davantage que l'illustration d'un lieu commun. A travers leur imposture, il pressent la confusion croissante d'un "siècle tout perverti" où il devient difficile de distinguer l'ivraie du bon grain :

Mais pourtant quel esprit, entre tant d'insolence,
Sait trier le savoir d'avecque l'ignorance ? (v. 183-184)

C'est à Saint-Amant que remonte la formule consacrée de "poète crotté", développée dans un poème au titre éponyme (Oeuvres, 1629). L'accent est mis sur l'apparence dérisoire qu'avaient précédemment esquissée Régnier et quelques autres. Du "feutre noir, blanc de vieillesse" (v. 77) aux bottes asymétriques et disloquées (v. 117 sq.), Saint-Amant déroule une anatomie burlesque et grinçante, fondatrice d'un stéréotype livré aux imitations multiples. La plus achevée pourrait être celle d'un des personnages du Parasite Mormon, "histoire comique" publiée en 1650 sans nom d'auteur. Mais le poète crotté se reflète également dans le Musidore de Sorel (Histoire comique de Francion) ou le Mythophilacte de Furetière (Le Roman bourgeois).

Cependant, si le Parasite Mormon se borne à l'exploitation d'un type littéraire, le Poète crotté de Saint-Amant suppose un modèle identifiable, en la personne de Marc de Maillet, familier de la reine Marguerite, dont la pauvreté légendaire se conjugue avec une jactance frondeuse qui lui valut d'être régulièrement pris à partie par ses pairs. Guillaume Colletet, qui lui consacre un chapitre dans sa Vie des poètes français, laisse entendre que c'est lui déjà que raille Théophile dans l'Elégie à une Dame :

Mais cet autre poète est bien plein de ferveur :
Il est blême, transi, solitaire, rêveur,
La barbe mal peignée, un oeil branlant et cave,
Un front tout refrogné, tout le visage have,
Ahanne dans son lit, et marmotte tout seul
Comme un esprit qu'on oit parler dans un linceul,
Grimace par la rue, et, stupide, retarde
Ses yeux sur un objet sans voir ce qu'il regarde (éd. cit. p. 83).

Le portrait robot de l'extravagant impécunieux est désormais mis en place, ce qui permet d'en faire usage dans la controverse littéraire, tantôt pour épingler les mauvais élèves du Parnasse, tantôt pour déplorer l'indifférence d'une société qui laisse mourir ses poètes. Boileau se prêtera d'autant plus volontiers à l'exercice qu'il n'éprouve, on le sait, pas trop de scrupules à nommer ses cibles (Discours sur la satire, 1666). L'attaque ad hominem reste en l'occurrence assez évasive, puisque le Damon réduit à la misère matérielle et morale qui, dans la Satire I, fait ses adieux à Paris, a été l'objet d'identifications diverses : Tristan L'Hermite, Scarron, voire François Cassandre. Son discours mentionne l'exemple de "Colletet, crotté jusqu'à l'échine / [Qui] va chercher son pain de cuisine et cuisine" (v. 77-78). Or dans les éditions qui se succèdent entre 1666 et 1685, "Colletet" devient "Pelletier". Guéret voit dans cette substitution la preuve évidente de la mauvaise foi du satiriste, d'autant que Pierre du Pelletier, auteur de sonnets et de recueils épistolaires, n'a jamais crié famine (La Promenade de Saint-Cloud, p. 27-29). Au demeurant, l'incertitude économique ne semble pas être le lot des seuls rimailleurs de bas étage. Un poème manuscrit de Boissières (Arsenal ms 4123 et 4129), Pauvreté des poètes, associe au triste Maillet les plus grands noms de la poésie de son temps : Malherbe, Saint-Amant, L'Estoile, Mainard, Gombauld et Racan.

Actualité du poète crotté

On s'est interrogé sur les raisons du succès d'une figure littéraire aussi ambiguë. Quel est le sens de cette ironie dépourvue d'indulgence à l'endroit des ratés de la profession ? Claude Cristin y voyait le signe d'une intériorisation, chez des écrivains toujours en quête de patronage, des réflexes de la société nobiliaire, qui marque en général peu d'estime pour les gens de lettres. Pascal Brissette, de son côté, rattache ce regard dépréciatif à la nature polémique d'une carrière essentiellement axée sur la concurrence. Mettre en doute la qualité d'un adversaire en soulignant son état précaire, c'est se réclamer d'une prise de distance valorisante.

L'une et l'autre motivation renvoie à un environnement tendu, où le poète peine à trouver sa place. Entre la disparition de la reine Marguerite, en 1615, et l'avènement de Richelieu, qui réévaluera la portée politique de la littérature, les mécènes se font rares. Simultanément, on voit se multiplier les tentatives de trouver dans la pratique des lettres une source de revenus. Alain Viala signale l'expansion remarquable de l'activité littéraire qui, durant la période la mieux documentée, entre 1643 et 1665, atteint un seuil quantitatif qui n'évoluera plus guère jusqu'à 1750. Le nombre des gens qui publient est impressionnant, si l'on tient compte de la frange sociale limitée de ceux qui jouissent d'une formation intellectuelle. Cette saturation de l'espace vital, qui explique notamment la multiplication des querelles littéraires, a comme corollaire la fragilité des aspirations singulières. Au travers des hyperboles bouffones qui tracent l'image caricaturale du poète crotté on devine bien des espérances avortées. Et cela d'autant plus que les réussites elles-mêmes demeurent toujours aléatoires. Malleville rapporte, par exemple, que s'il n'était pas mort de maladie, Malherbe serait mort de faim … On sait effectivement que le Réformateur de la poésie vécut toute sa vie dans la pauvreté.

On l'a vu toutefois, la portée de cette figure satirique excède les considérations socio-économiques. Il suffit, pour s'en aviser, de reprendre l'altercation assez vigoureuse que met en scène Le Parnasse réformé entre Claude de L'Etoile et Tristan L'Hermite. Le premier dénonce l'extravagance et la saleté répugnante d'énergumènes qui ne sont à ses yeux que des simulacres de poètes. Non seulement ils s'avèrent préjudiciables à la confrérie dont ils ternissent la réputation, mais les dégâts causés sont d'autant plus graves que cette engeance est fort répandue. Ce réflexe élitaire, justement attribué à un auteur qui publia fort peu, est battu en brèche par Tristan qui lui oppose des critères de sélection diamétralement opposés. Si les poètes négligent leur apparence, s'ils se tiennent à l'écart des normes sociales et des convenances, c'est que leur regard porte ailleurs. On ne peut "faire la cour aux Muses" avec des préoccupations de courtisan (p. 69-71). La riposte n'étonne pas chez le poète de la "Négligence avantageuse". Elle va en outre bien dans le sens de la solidarité que Tristan a toujours manifestée à l'endroit de ses "confrères", des plus réputés aux plus obscurs. Et parmi les minores auxquels il accorde sa bienveillance figure précisément Pierre du Pelletier, l'auteur des pièces d'escorte en série que stigmatise Boileau dans l'Epître au Roi et dans plusieurs de ses Satires (I, II, III - où son nom rime avec "cornets de papier" - VII et IX).

Or Pelletier refait surface dans La Guerre des auteurs (p. 161 sq.), où il peine à défendre son abondante production encomiastique face à l'ironie dévastatrice de Malherbe, qui déchire sans pitié ses sonnets liminaires regroupés en Centuries, tandis que Balzac réserve un sort identique à ses Lettres morales. Ce qui discrédite le pauvre Pelletier, c'est surtout le choix des auteurs auxquels il a accordé ses louanges. Ils sont tous si passés de mode que leur nom ne dit plus rien aux arbitres de la poésie et de la prose moderne. Maillet subira quelques pages plus bas (p. 171) un sort analogue, que partage encore l'obscur Gomez. Ces verdicts se situent dans un passage clef du dialogue, qui sera du reste repris avec quelques variantes dans la Promenade de Saint-Cloud (p. 94 sq.). Il y est question d'établir la liste des auteurs dignes de figurer au canon moderne.

À la faveur de ces recoupements, il semble que la cause du poète crotté soit étroitement liée, dans l'esprit de Guéret, à l'épineuse entreprise de discernement imposée à sa génération par une production littéraire récente où il devient difficile d'établir des hiérarchies certaines. A travers le poète crotté et ses incarnations contemporaines, Guéret rejoint donc la problématique centrale de ses essais critiques : sur quel fondement établir désormais les jugements de valeur ? C'est la question que pose à la même époque Boileau dans la Satire IX, reflet de ses démêlés avec l'abbé Cotin.

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