Les vives réactions critiques au premier volume des Satires de Boileau (1666), telles que les orchestre l'abbé Cotin, sont à la mesure de l'arrogance présumée de celui qui se donne implicitement comme le réformateur du Parnasse.
En réplique aux Satires
La parution en mars 1666, chez Barbin, des huit premières Satires de Boileau, qui ont préalablement circulé sous forme manuscrite, entraîne la vive protestation des auteurs qui s'estiment injustement écorchés. Les devisants de La Promenade de Saint-Cloud prolongent amplement l'écho de ces turbulences (éd. cit., p. 11-13 et passim).
Le premier à réagir est Charles Cotin (1604-1681), ecclésiastique mondain et auteur prolifique, entré à l'Académie française en 1655, et qui s'était déjà prononcé, dans sa "Lettre à Monsieur Tissier" (Œuvres galantes, 1663), sur les limites à respecter dans l'exercice de la satire. Cotin est l'ami intime de Gilles Boileau, frère aîné du poète avec lequel ce dernier s'est brouillé. Au cours de l'année 1666, l'académicien fait paraître sous l'anonymat deux répliques successives.
Despréaux, ou la Satire des satires, brève pièce en vers;
La Critique désintéressée sur les satires du temps, qui développe en prose l'argumentation de la pièce précédente.
Ces remontrances à l'adresse de Boileau s'en prennent parallèlement à Molière, qui immortalisera leur auteur sous le nom de Trissotin dans Les Femmes savantes (1672).
D'autres censeurs viendront enchérir sur la protestation de l'abbé Cotin.
Le Discours satirique au cynique Despréaux (s. d.), rédigé dans l'entourage de Chapelain, si l'on en croit Joseph Pineau, alors qu'Antoine Adam plaide pour une attribution à Cotin ;
Le Satirique berné (1668) de Jacques Coras, dont Boileau avait ironisé deux poèmes dramatiques, Jonas ou Ninive pénitente (1663) et David ou la Vertu couronnée (1665);
La Satire des Satires (1669), comédie d'Edme Boursault, lui aussi pris à partie par le satirique;
La "Satire contre les satiriques", pièce de Donneau de Visé insérée dans la nouvelle XII du troisième volume de ses Nouvelles galantes, comiques et tragiques, et la conversation à laquelle elle donne lieu.
Desmarets de Saint-Sorlin enfin, épinglé par Boileau pour son antipathie à l'endroit des Jansénistes, prendra en 1674 sa revanche dans la Défense du poème héroïque, avec quelques remarques sur les œuvres satiriques du sieur D***.
En contrepartie, Mlle Desjardins, qui évoque les passions déchaînées par les Satires dans une des pièces de son Recueil de quelques lettres ou Relations galantes (1668), prend énergiquement la défense de Boileau.
Un "régent du Parnasse" à la "verve indiscrète" (Satire IX)
Cette véritable levée de boucliers reflète peut-être davantage que des susceptibilités blessées. L'avis au lecteur qui précède l'édition de la Satire IX (1668), dans laquelle Boileau se targue de faire amende honorable, évoque les "démêlés du Parnasse" qui justifient la nouvelle intervention du poète. Il y est bien question des "libelles diffamatoires de l'abbé Kautain et de plusieurs autres" que l'auteur feint d'ignorer, tout en leur réservant une réponse circonstanciée. Cependant, l'enjeu de la controverse dépasse manifestement les inimitiés personnelles.
Jouant comme il l'a fait précédemment sur la dissociation de ses deux moi, celui de l'auteur et celui de l'homme moral, Boileau, dans la Satire IX, s'adresse une remontrance à lui-même, qui débouche sur une mise en abyme de son projet satirique. Cette manoeuvre l'amène, au fil de prétéritions retorses, à rebondir en sarcasmes là il où il fait mine de s'excuser. Ainsi, l'abbé Cotin, adversaire résolu de la satire nominale, se voit appelé neuf fois par son nom ! Mais tout en mettant les rieurs de son côté, le poète n'hésite pas à indiquer le ressort implicite des disputes, qui relève de la littérature bien plus que de la morale.
À travers les cibles traditionnelles visées par le satirique, l'actualité littéraire réussit toujours à se profiler. C'est ce que souligne Boileau dans la Satire IX où il prétend mettre en cause sa prétention à "décider du mérite et du prix des auteurs" (v. 9). En vertu de quelle autorité s'arroge-t-il le droit de "régler les droits et l'état d'Apollon" (v. 114)? Mais qui, cependant, pourrait lui interdire de faire valoir ses jugements, en un domaine où chacun s'érige en expert ? "Tous les jours à la cour un sot de qualité / Peut juger de travers avec impunité" (v. 173-174).
Comme l'a noté Pascal Debailly, la République des Lettres bénéficie d'une liberté remarquable, en comparaison de l'étroite tutelle qui régit la vie politique ou religieuse. Non seulement cette autonomie favorise les rivalités de tous ordres, mais elle entretient l'absence des repères. Aux arbitres auto-proclamés du Parnasse, qui se confrontent dans une inévitable "guerre des auteurs", répond en creux la figure d'un Apollon susceptible d'apporter un semblant d'ordre.
De la satire littéraire à la "réforme du Parnasse"
"Quand je donnai la première fois mes satires au public, je m'étais bien préparé au tumulte que l'impression de mon livre a excité sur le Parnasse. Je savais que la nation des poètes, et surtout des mauvais poètes, est une nation farouche qui prend feu aisément …". Cette amorce du Discours sur la satire, essai publié en complément de la Satire IX, peut se lire en regard des nouvelles de la terre que rapporte à Gombauld le narrateur du Parnasse réformé : "La guerre est allumée entre les auteurs; l'Académie est divisée, le schisme est parmi les beaux esprits" (p. 4).
Apollon aura-t-il "pitié de ses enfants" ? Selon toute évidence, la réforme qu'il s'apprête à imposer au Parnasse devrait s'adresser prioritairement aux instances sublunaires de la culture lettrée. Or Cotin n'a que méfiance à l'endroit de "ces nouveaux réformateurs sans mission et sans caractère", moins soucieux de réformer que de s'attirer "le vain applaudissement de la multitude" (La Critique désintéressée, éd. cit. p. 12). "Sans caractère", autrement dit sans la marque distinctive qui confère l'autorité :
« A dire les choses comme elles le sont, ne dirait-on pas qu'il faut être d'une fort haute naissance, d'une autorité encore plus grande, d'une expérience consommée, d'une réputation entière, pour se hasarder généreusement de mettre la réforme partout, et pour se persuader d'en pouvoir être cru sur sa parole. Quand cette réforme se fait selon la justice et les lois, avec tout l'éclat et le poids de la puissance royale, appuyée de raisons invincibles et incontestables, le but d'une si extraordinaire et si héroïque entreprise est la protection des innocents, le châtiment des coupables, la sûreté et la tranquillité publiques, la gloire et la réputation chez les étrangers."
(Ibid., p. 13).
A l'idée sous-jacente de réforme qui se profile au gré de la satire des gens de lettres - et Boileau pousse la charge jusqu'à la parodie, comme l'atteste le "repas ridicule" de la Satire III, où des cuistres se mêlent de "[juger] des auteurs en maîtres du Parnasse" (v. 170), au point de provoquer une bagarre aux allures de carnage ! - répond l'indignation de celui qui prend tout au sérieux. Car le différend est peut-être avant tout une question de style. Si les sarcasmes de Boileau postulent indirectement une réforme, c'est sur le mode ludique que souligne un ton délibérément distancé. Ce n'est manifestement pas ainsi que l'entend l'abbé Cotin : "J'avoue, note son adversaire avec une malicieuse innocence, que j'ai été un peu surpris du chagrin bizarre de certains lecteurs, qui, au lieu de se divertir d'une querelle du Parnasse dont ils pouvaient être spectateurs indifférents, ont mieux aimé prendre parti et s'affliger avec les ridicules que de se réjouir avec les honnêtes gens" (Discours sur la satire).
L'allure dégagée de celui qui prend le parti de s'amuser, sans récuser tout à fait l'importance de la question disputée, inviterait à placer Le Parnasse réformé en relation étroite avec les Satires de Boileau. Ce qui ne signifie évidemment pas que Guéret entre dans les vues du poète satirique, soumis dans La Promenade de Saint-Cloud à des appréciations fort controversées (éd. cit, p. 7 sq.).
Orientation bibliographique
La Satire des satires et la Critique désintéressée sur les satires du temps, par l'abbé Cotin, avec une notice du Bibliophile Jacob, Paris, Jouaust, 1883.
Boileau, Satires, Epîtres, Art poétique, éd. J. P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985.
Antoine Adam, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, (1951-1952), Paris, Albin Michel, 1997, t. 2, p. 494-518.
Pascal Debailly, « Nicolas Boileau et la Querelle des Satires », Littératures classiques 1/2009 (N° 68) , p. 131-144.
Joseph Pineau, L'univers satirique de Boileau, l'ardeur, la grâce et la loi, Genève, Droz, 1990.
Claude Bourqui, notice des Femmes savantes, Oeuvres complètes de Molière (Pléiade, 2010), II, p. 1520-1523.
Delphine Reguig, Boileau poète : "De la voix et des yeux …", Paris, Garnier, 2016.
Léo Stambul, " La querelle des Satires de Boileau et les frontières du polémique ", Littératures classiques 2013/2, 81, p. 79-90.