Apollon dans le Parnasse réformé
En recourant à la « mode » du Parnasse allégorisé, Guéret se confronte au personnage d'Apollon dont il présente une image paradoxale, en relation avec le climat d'incertitude qui régit sa génération littéraire.
Un Parnasse (presque) sans muses
La structure du cadre allégorique que met en oeuvre Guéret oppose la figure d'Apollon aux divers auteurs qui lui présentent leurs griefs. Dès l'entrée en matière, le dieu apparaît essentiellement comme un législateur autocrate : « Apollon a résolu de réformer aujourd'hui tout le Parnasse. Et c'est pour cela qu'il a fait assembler tout ce monde que vous voyez. » (p. 5-6)…
L'absence des muses
Certes les muses n'ont pas complètement disparu, mais leurs rares interventions contribuent en quelque sorte à souligner leur absence.
– Elles apparaissent occasionnellement aux côtés d'Apollon dans une association obligée (p. 11, 30, 125 : « Apollon et les Muses ») et participent dans cette position à son autorité d'arbitre. C'est à ce titre qu'il les rassemble autour de lui (p. 127) au moment de prononcer ses sentences : pure figuration.
– A la limite, elles peuvent se substituer à Apollon dans la fonction d'arbitrage (p. 101, d'Urfé en appelle au jugement des neuf Muses). Ces mentions collectives et impersonnelles réduisent la part des muses à une simple extension de la figure d'Apollon en législateur du Parnasse.
– D'autres formulations soulignent cette fonction purement décorative des muses :
· Gombauld (p. 3) annonce au narrateur qu'il est au "pays des muses", simple périphrase.
· Ailleurs, p. 8, Polybe recourt à une expression figée tout aussi insignifiante : « il est de l'honneur des Muses d'arrêter le cours de ce désordre ».
– Quelques allusions furtives contribuent de leur côté à réduire le crédit des muses :
· Leur vertu d'inspiratrices relève d'un temps révolu (Ronsard, p. 57, rappelant qu'il a jadis honoré les « Muses françaises »).
· Seuls l'insipide La Serre et les poètes crottés continuent de leur faire la cour (p. 40 et 71). dans ce paysage polémique exclut la figure du Musagète. Ce qui a au moins deux conséquences :
L'élimination de tous les domaines du savoir et de la création artistique au profit des seules belles-lettres;
La mise en sourdine du principe de l'art inspiré. Le seul qui s'y réfère est Ronsard (p. 51 sq.) s'adressant immédiatement à Apollon pour le prendre à témoin de la dégénérescence de la poésie. Il trouvera en Malherbe un virulent contradicteur. L'échange de vues entre Ronsard et Malherbe confirme le passage de la verticalité à l'horizontalité : la fureur qui mettait le poète en relation avec la divinité a fait place désormais au débat esthétique entre pairs.
Un Apollon en « consultant » (à distance)
« Ce jour-là le Parnasse était en désordre; tous les rangs en étaient troublés, et il paraissait de loin qu'Apollon était occupé à entendre les plaintes de plusieurs personnes qui l'environnaient »
(p. 4, première mention d'Apollon dans le texte).
L'entrée du narrateur dans l'espace du Parnasse le confronte d'emblée à un double plan :
Le plan rapproché, marqué par une confusion que la suite du texte désignera comme la cacophonie des revendications présentées par les auteurs ;
Le plan lointain, doublement distancé (« il paraissait de loin ») dans lequel Apollon se réduit à une silhouette penchée sur les auteurs qui l'environnent.
Apollon se borne à « entendre » : il ne se départira pas de cette attitude apparemment passive, que rompra au terme du récit sa prise de parole autoritaire. Ce parti pris de discrétion réduit la figure du dieu solaire, dont la présence est régulièrement évoquée au cours du texte, à une statue impassible :
Les orateurs successifs sont introduits par une formule du type « se tournant vers Apollon » (p. 32, 42, 50, 69, 80, 97);
Le retour systématique d'une telle formule confère un caractère assez mécanique à cette polarisation du regard et de la parole, qui ne suscite pas la moindre réponse en retour : Apollon semble « absent » dans l'acte même de sa présence. Cette indifférence pourrait être une garantie d'autorité absolue. « Je verrai », disait le Roi … Pour rester dans l'ordre de la fiction littéraire, on évoquera les divinités des pièces à machines, révérencieusement tenues à distance, et qui n'interviennent qu'avec parcimonie dans les affaires humaines.
A trois reprises, Apollon sort de son apathie délibérée :
p. 92 : il convoque les héros de romans ; acte d'autorité, dans la logique de l'entreprise de réforme ;
p. 95 : il interroge Astrée, à la manière du juge qui écoute les parties ;
p. 124 : il coupe court aux interventions des héros de romans, effrayé par leur nombre : le juge intègre serait-il pris au piège de son zèle ?
On notera que ces trois « sorties » du rôle impassible sont concentrées dans le dernier développement, consacré au roman. Elles pourraient à cet égard se lire comme les prodromes de l'intervention conclusive. Il n'est pas interdit non plus d'y voir le résidu d'un projet original qui aurait réservé à Apollon un rôle plus actif. Toutefois, ces quelques indications éparses ne suffisent pas à introduire une véritable rupture dans l'attitude passive d'Apollon.
De la réserve du consultant à l'autoritarisme du juge
La réforme annoncée procède d'un acte d'autorité non motivé : si l'on s'en tient à la stricte cohérence du texte, on ne sait pourquoi une réforme s'impose, sinon parce qu'elle offre à Guéret la possibilité de brosser un tableau de la vie littéraire sous le signe de la discorde. Il reste que la mention de réforme est bien paradoxale dans un tel contexte : le cadre du Parnasse, lieu situé au-delà de l'histoire, n'accueille par définition que des auteurs désormais sans avenir. En quoi seraient-ils concernés par une entreprise réformatrice ?
Si réforme il y a, elle ne peut interpeller que les vivants. Ce qui invite le lecteur à se reporter à la brève évocation des conflits agitant la République des Lettres, allusion probable aux démêlés de Boileau et de l'abbé Cotin.
A la faveur de l'échange d'information qui scelle la relation entre le narrateur Guéret et Gombauld son initiateur, les événements du Parnasse valent essentiellement comme calque des agitations qui traversent le milieu littéraire, en l'absence d'un arbitrage fiable : « et si Apollon n'a pitié de ses enfants, adieu tous leurs lauriers et toute leur gloire » (p. 6). L'Apollon qui régit le Parnasse de son autorité absolue représenterait dès lors ce garant de la bonne conduite des Belles-Lettres qui semble précisément faire défaut à la compagnie observée par Guéret.
A cet endroit, s'impose une comparaison avec la Requête de l'Abbé d'Aubignac au roi en faveur de sa propre académie :
C'est donc, Sire, par ces différentes sociétés de personnes de Lettres que V. M. régnera sur le Parnasse français, avec autant de droit et d'autorité que sur les Provinces de votre héritage, et que vous serez seul l'Hercule Musagète, c'est à dire le souverain conducteur des Muses : vous mettrez ces splendides Filles du Ciel dans une splendeur qu'elles n'ont jamais eue; votre Règne leur fournira les plus illustres sujets de leurs travaux; vous les maintiendrez dans la liberté d'écrire les plus grandes vérités et d'arrêter le cours des impostures; vous donnerez la lumière aux siècles passés, et deviendrez le Soleil de la postérité
(Discours au Roy sur l'établissement d'une seconde Académie dans la ville de Paris, 1664, p. 37).
Au détail près de la substitution d'Hercule à Apollon - c'est qu'il s'agit, pour d'Aubignac, de combattre l'Ignorance présentée sous les traits d'un monstre délétère ! - ce texte joue continuellement sur la présence discrète d'une allégorie du Parnasse, comme figuration de la nouvelle académie qu'il s'agit de promouvoir. Un Parnasse dont la guerre « innocente » est essentiellement le fait de l'émulation. Un Parnasse dont le Roi est désigné comme l'Apollon, même si cet Apollon prend momentanément les traits d'Hercule en vainqueur du Sphynx. Cette imagerie coïncide avec l'esprit du temps : dès 1664 on assiste à l'émergence du mécénat d'Etat, après la chute de Foucquet, ce qui contribue à renforcer le prestige de l'institution littéraire.
Tel n'est pas l'Apollon que convoque Guéret : le dieu du Parnasse est chez lui un législateur bien plus qu'un protecteur. Législateur sans assise très certaine, toutefois, sinon l'autorité conventionnelle que lui assigne une tradition mythologique dont la portée reste assez indifférente. Ce fondement est à la fois sa force et sa faiblesse. Aussi longtemps qu'on le considère dans son « rôle » traditionnel, la parole d'Apollon n'est pas à remettre en cause. Il suffit pourtant qu'on s'interroge plus avant sur la légitimité de ses verdicts, pour que ceux-ci s'avèrent parfaitement arbitraires. Il est certes loisible de considérer avec Alain Viala que les options d'Apollon sont l'expression de la sensibilité du « nouveau docte » qu'est Gabriel Guéret. Cette hypothèse ne comble pas toutefois l'absence d'une crédibilité fondée en raison. La tonalité essentiellement comique de l'Ordonnance finale, contribue surtout à en souligner la nature hasardeuse.
En fin de compte, l'arbitrage d'Apollon relève du paradoxe. Il pourrait désigner en creux la quête de repères esthétiques fiables qui habite une génération littéraire confrontée au « désordre » des opinions contraires. A cette attente légitime - même si elle se dissimule sous des propos plaisants - le dieu n'oppose finalement que la façade embrouillée de sentences ironiques et légèrement contradictoires.
Ces remarques rejoignent l'analyse d'Anne Tournon qui, comparant sous cet angle Le Parnasse réformé à l'Histoire poétique de la Guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes de François de Callières (1688), souligne le scepticisme de Guéret. S'il partage avec Callières un rejet systématique du Galimatias, ce qui revient à tout prendre à s'aligner sur un lieu commun, il ne s'empresse pas, en revanche, de trier l'ivraie du bon grain. La ligne de démarcation entre la bonne et la mauvaise littérature est chez lui d'autant plus floue que ce n'est pas là son propos. Dans son Parnasse, les auteurs sont renvoyés dos à dos en raison de l'essentielle « philautie » qui les rive à la seule question de leur prépondérance et de leur survie. Si elle paraît trahir un idéal, cette confusion des valeurs entrouvre par ailleurs de nouvelle perspectives sur la fonction de l'écrivain et les motivations diverses qui sous-tendent son activité (Tournon, p. 65). En ce sens, Guéret serait nettement plus novateur que Callières : en opposant à l'autorité factice d'Apollon les revendications étroitement intéressées d'un Puget de La Serre, il prend en compte la réalité complexe d'un espace littéraire où les balises de la tradition humaniste sont devenues lettre morte, et où la réaction du public est devenu un critère d'appréciation essentiel.
Orientation bibliographique :
Alain Viala, Naissance de l'écrivain, Paris, Minuit, 1985, p. 158.
Anne Tournon, « Les textes palmarès allégoriques », Littératures classiques 2006/1, 59, p. 47-66.