L'arbitrage d'Apollon appelé à mettre un terme aux opinions contradictoires est un procédé coutumier du débat "parnassien". Reste à savoir la portée que lui accorde Guéret.
Un procédé formel
L'auteur du Parnasse réformé s'inspire pour sa conclusion de quelques mises en oeuvre antérieures.
Charles Sorel exploite par exemple l'idée d'une juridiction autoritaire dans ses « Lois de la galanterie », publiées en 1644 par Charles de Sercy dans le Nouveau Recueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps, texte qui sera repris en 1658 dans une compilation analogue. Ce n'est pas à Apollon, mais aux "Maîtres souverains de la galanterie" qu'il fait prononcer dix-huit édits parodiques à l'attention des prétendants (masculins) à la maîtrise des usages mondains.
Dans le "Nouveau Parnasse" qui introduit ses Oeuvres diverses de 1663, le même Sorel recourt à l'expression d'une parole autoritaire. On est cette fois-ci dans une thématique voisine de celle de Guéret, puisqu'il s'agit déjà de controverses agitées en Parnasse entre les tenants d'une science austère et réservée à l'espace du cabinet, et les partisans d'une culture plus amène, incluant les divertissements. Dans cet opuscule, dont Guéret pourrait être directement tributaire, c'est Mercure qui inspire les résolutions d'Apollon en faveur de la "science galante". On notera toutefois que, dans ce second essai de Sorel, le chef des muses se tient résolument à l'écart du style juridique : l'auteur se borne à rapporter, sous forme narrative, les effets de ses décisions.
La parodie des ordonnances royales intervenait déjà, en revanche, dans Le Jargon ou Langage de l'argot réformé d'Olivier Chereau, publié à Troyes chez Nicolas Oudot en 1629 : la confrérie des Gueux élabore ses statuts lors de ses premiers états généraux. Ce témoignage emprunté à un registre marginal suggère la maniabilité d'une telle formule.
Plus proche de Guéret, Grille d'Estoublon recourt, dans le Mont Parnasse de 1663, à l'autorité d'Apollon pour résoudre la question du choix de la prose ou de la poésie, à laquelle se heurte la sagacité des "Académiciens anonymes" d'Arles. Apollon prononce son verdict par la voix de Malherbe, qui s'attache à refléter la solennité d'une prescription sans réplique. Si elle se donne comme parole d'autorité, l'intervention divine ne prend toutefois pas la forme d'arrêts.
De 1663 également date l'Extrait d'une lettre écrite du Parnasse que Donneau de Visé insère au troisième volume de ses Nouvelles Nouvelles (p. 134 sq.). Cette fantaisie consiste presque exclusivement en "règlements" numérotés. Des édits prononcés par Apollon, pour mettre fin à la cacophonie des auteurs chicaniers, aux règlements qu'il compose d'entente avec les muses, la nuance est peu perceptible. Si Le Parnasse réformé et la Lettre écrite du Parnasse répondent à des tonalités distinctes, le procédé auquel recourent ces deux textes est identique. Il y a donc fort à parier que, sur ce chapitre, Guéret doit beaucoup à Donneau de Visé.
On envisagera une dernière une variante du motif, un peu postérieure à Guéret, mais que son auteur recommande à l'attention. Le Fragment d'un dialogue édité à la suite du Dialogue des héros de romans de Boileau (Oeuvres de Boileau, éd. Lefebvre de Saint-Marc, Paris, 1747, t. III, p. 55 sq.), présente un Apollon exaspéré par la prétention des poètes modernes à faire des vers latins. Pour tenter de les décourager, Horace, porte-parole du chef du Parnasse, s'apprête à édicter les ordres rigoureux auxquels ils seront désormais soumis : "De la part d'Apollon, il est ordonné, etc. " Il s'interrompt là. La suspension peut s'interpréter de deux manières. Soit il s'agit d'un trait ironique, qui suggère à la fois le caractère conventionnel du motif "jugement d'Apollon", et la pusillanimité d'une telle démarche. Soit le texte n'est pas reproduit dans le manuscrit, où l'auteur avait peut-être inscrit un renvoi à une autre liasse dont l'éditeur n'a pas tenu compte.
Au vu de ces divers cas de figure, il apparaît que Guéret ne démarque pas exclusivement un modèle préexistant dans sa scène conclusive. Sa version du jugement d'Apollon rassemble, dans un bricolage emprunté au style des juristes, divers éléments qu'il a pu trouver ailleurs. La dimension parodique de ces résolutions, qui ne résoudront rien, ne fait pas de doute. Il reste que les décrets alignés ne relèvent peut-être pas tous du seul esprit de raillerie. Avant d'évaluer le discours apparemment dérisoire de cet Apollon en majesté, il convient d'examiner de près l'articulation du texte.
Un simple pastiche ?
L'entrée en matière s'aligne exactement sur la formulation d'une ordonnance royale. Elle commence par l'adresse du souverain à son peuple : "Apollon par la grâce de Jupiter, Roi du Parnasse et de l'Hélicon : A tous présents et à venir, Science galante." (p. 127). Suit l'indication du motif de l'ordonnance, introduite en général par la conjonction "comme" : "Comme il n'y a rien de plus détestable …" (128). Le raisonnement passe ensuite par la justification de la parole autoritaire : "Nous avons toujours eu soin …", l'indication des circonstances précises de l'intervention royale : "ayant appris …", pour aboutir à l'expression de la présente résolution : "Nous avons jugé nécessaire… " dont le caractère irréfutable est affirmé au moyen d'une redondance consacrée : "Nous avons dit, déclaré et ordonné, disons, déclarons, ordonnons …" L'effet plaisant de ce calque ludique semble garanti, ainsi que l'attestera, un siècle plus tard, l'usage qu'en fait encore Voltaire dans l'opuscule intitulé « De l'horrible danger de la lecture » (1765).
Les articles de l'ordonnance, dont la succession thématique reproduit de manière assez libre le plan de l'ouvrage, correspondent à des objets d'importance variable.
Un petit nombre d'entre eux ont trait aux tendances qui dominent l'espace littéraire du temps. Ainsi, le souci croissant d'exactitude associé à l'exercice des traductions (articles I, II, III), la fonction régulatrice de l'Académie au bénéfice d'une langue purifiée (article XIV), ou encore la concurrence entre le registre du sublime et les prétentions de la veine encomiastique et mondaine (articles XII et XVII).
D'autres articles se bornent à récapituler des prises de position désormais largement partagées. Condamner le galimatias de Nervèze, Des Escuteaux et La Serre en 1668 (article V) n'a rien de particulièrement original, pas plus du reste que reconnaître une légitimité au burlesque de Scarron (article IV). Il en va de même du désaveu des pédants et de la culture scolaire (articles VI et VII). Le statut social problématique de l'écrivain, reflété par la caricature du poète crotté, ou les flagorneries d'un auteur indigent, appartient également au nombre des thématiques très fréquemment abordées, au détriment sans doute de leur enjeu véritable (articles VIII, X, XI, XVII).
Enfin, une série non négligeable des édits apolliniens est constituée d'allusions malicieuses à des querelles mineures, en connivence avec un lecteur au fait de l'actualité littéraire superficielle. Telle est l'évocation de la "poudre de bel esprit" qu'il convient de distribuer de façon équitable (article XIII), de la pratique du "brouhaha" au théâtre (article IX) ou encore du ridicule des titres ampoulés et inutilement énigmatiques (article XV). On peut mettre dans cette catégories toutes les dénonciations relatives au corpus romanesque, qui supposent de la part des lecteurs une connaissance intime des intrigues mentionnées (articles XVIII, XIX, XX, XXI).
Cette variété du propos, et surtout l'amalgame de questions disparates, sans souci de distinguer le genre dont elles relèvent ou l'impact qui leur est lié, interdisent de lire dans l'ordonnance d'Apollon une visée critique cohérente. Amorcées en grande pompe, ces prises de position ne font que récapituler les apories d'une consultation muée en tintamarre. L'arbitrage du "roi du Parnasse" ne réussit ni à réaliser la réforme souhaitée, ni à situer les opinions de Guéret en matière de critique littéraire.
Faut-il en conclure à un relativisme absolu, que traduirait l'option du pastiche et de la dérision ? Mais on a vu que le pot-pourri placé sous l'autorité d'un Apollon passablement imprédictible ne fait pas que distribuer au hasard d'une humeur facétieuse les bons et les mauvais points. Certains enjeux fondamentaux côtoient, dans le jugement du dieu, les polémiques futiles. Le sérieux ou la désinvolture ne semblent pas, en l'occurrence, des critères d'interprétation appropriés.
Le sens de cette conclusion, et partant de toute la fiction littéraire qu'elle résume, est vraisemblablement à saisir en se fondant sur la forme. L'instabilité des jugements de valeur, qui caractérisent le jugement d'Apollon, et que l'on perçoit déjà à maintes reprises dans le corps du texte, pourrait s'interpréter comme l'invite à une approche "modulaire" de l'oeuvre. Le Parnasse réformé équivaudrait avant tout à un cadre conventionnel susceptible d'accueillir des fragments autonomes, comme autant d'instantanés reflétant les composantes multiples, et non nécessairement ajustables, de l'espace littéraire contemporain. Guéret fait ainsi feu de tout bois : aux bons mots certifiés par la tradition, aux traits de satire plus ciblés, il adjoint des questions sensibles, en rapport avec l'évolution des pratiques littéraires contemporaines.
À défaut d'une excursion dans l'espace du merveilleux, le songe du Parnasse se ferait, suivant cette hypothèse de lecture, miroir du quotidien, à la manière d'une plate-forme déroulant une succession de libelles qui, du plus engagé au plus aléatoire, prennent tous part à la cacophonie ambiante. Guéret s'attacherait par conséquent moins à promouvoir l'harmonie de ces mouvements contraires qu'à en représenter les inévitables confrontations et, qui sait, le fécond désordre.