– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

Entretiens sur l'Éloquence… (synopsis)

Entretiens / sur / l’Eloquence / de / la Chaire / et du / Barreau. / A Paris / Chez Jean Guignard le fils, dans / la Grand’ Salle du Palais, à l’image S. Jean / et / René Guignard, au premier Pillier de / la Grand’ Salle du Palais, proche les / Consultations, au Sacrifice d’Abel. / MDCLXVI. / Avec Privilège du Roy.

Dédicace Colbert

La dédicace de La Carte de la Cour laissait entendre un rapport de clientèle à l’endroit des Colbert. Cette allégeance est est ici explicitement affirmée : “la reconnaissance des obligations que je vous ai”. Outre les compliments de circonstance, cette épître liminaire évoque de manière ciblée les titres de gloire du ministre d’Etat, de la réorganisation des forces navales à la restauration des finances, sans oublier le rétablissement de la justice, thème d’actualité s’il en est, puisque Colbert vient de présider aux Grands jours d’Auvergne (1665-1666) censés réprimer les abus des puissants. Ces louanges trouvent leur expression la plus vive dans l’évocation du protecteur des arts, et surtout des sciences, grâce auquel la France se mesure désormais avec honneur avec les lumières de ses voisins. Colbert entrera à l’Académie française en 1667.

L’ouvrage présente successivement trois entretiens en relation avec l’art oratoire :

Si le prédicateur doit être éloquent, et si l’avocat a droit de se servir du pathétique.

Prélude

Au seuil du premier entretien, l’auteur se met lui-même en scène en compagnie d’Ogier, qu’il interroge “sur ce fameux problème qui partage les esprits, savoir si l’éloquence de la chaire est plus difficile à acquérir que celle du barreau” (p. 2). François Ogier (1597-1670), adepte des Illustres Bergers sous le nom d’Arcas, s’est notamment illustré par une célèbre préface saluant la version remaniée de la tragi-comédie de Jean de Schélandre, Tyr et Sidon (1628). Avec son Apologie pour M. de Balzac (1627), texte qui vient de connaître une nouvelle édition en 1663, il a été mêlé à la polémique lancée par Goulu contre l’auteur des Lettres. Entré dans les ordres, Ogier se signale par ses dons de prédicateur. Ce dialogue préliminaire l’introduit en sa qualité de représentant de l’éloquence sacrée, face à Guéret qui, par sa profession, incarne le barreau. Mais leur conversation n’est qu’une esquisse de ce qui va suivre, puisque le “savant Ogier” se borne à des considérations subtiles qui l’empêchent de conclure. Le débat est donc à reprendre. Guéret s’invente deux interlocuteurs fictifs, Ariste et Cléarte, ecclésiastiques tous deux, bien que Cléarte, en sa qualité de chancelier de l’université, appartienne également à l’univers des gens de lois. Cette asymétrie engendre un équilibre un peu particulier : Guéret s’opposera à Ariste avec la médiation de Cléarte.

Les deux questions qui animent ce premier entretien ont trait, d’une part à l’opportunité des ornements rhétoriques chez un prédicateur, qui devrait s’en tenir à la simplicité évangélique, et d’autre part à la justification du recours au pathétique par l’avocat, dont on attend principalement un exposé des faits suivi d’une déduction rationnelle. Dans les deux cas, la réflexion porte sur la confiance à accorder à la parole, prompte à falsifier la vérité qu’elle prétend servir.

Premier point : L’éloquence de la chaire peut-elle se satisfaire des ambitions de l’éloquence civile ?

On notera que la question du bien-fondé de l’application de la rhétorique à la prédication est largement disputée en ces années qui voient les débuts de Bossuet. Saint Vincent de Paul, dont le jeune évêque de Meaux est un disciple, revient constamment, dans ses “conférences familières” à l’adresse des ecclésiastiques, sur la nécessité d’annoncer l’évangile en ses propres termes, c’est-à-dire dans un langage abordable et sans apprêt. Cette remise en cause de l’habileté du rhéteur se prévaut d’une longue tradition qui remonte au moins à saint Augustin (De doctrina christiana, 427-428), et qui trouvera en Erasme (Ecclesiastes, 1535) et en Louis de Grenade (Rhetorica ecclesiastica, 1597) des relais significatifs. Dans le Socrate chrétien (1652), Balzac reviendra sur l’exigence de simplicité dans l’annonce de l’évangile, mais avec une “pensée de derrière” : l’esthétique du sermon a tout à gagner à rester sobre, puisque c’est la voie qui conduit au sublime. Cette dispute n’est pourtant pas résolue, ainsi que l’atteste le chapitre “De la Chaire” des Caractères (1688-1696), où La Bruyère reprend à son compte l’évaluation comparative des deux formes d’éloquence (remarque 26).

Guéret a par conséquent de bonnes raisons de s’attaquer à une thématique bien présente dans l’air du temps, et qui lui permet d’engager, expérience à l’appui, une réflexion critique sur son propre engagement professionnel. Il se présente dans son essai sous les traits du rapporteur, qui lance le débat à partir de la position rigoriste : par son objet et par sa vocation, le prédicateur chrétien ne peut que dédaigner les grâces mondaines qui trahissent l’évangile. Les deux praticiens de la chaire sont évidemment loin de ratifier un tel principe. Leur défense s’appuie sur la corruption régnante, qui exige le secours de la rhétorique pour assurer l’écoute de vérités austères. Mieux vaut user de cet expédient, peut-être discutable, que de n’être point entendu. En recourant aux artifices de l’éloquence, le prédicateur ne cède nullement à des sollicitations d’ordre esthétique. Il se sert d’un instrument de persuasion dont il ne saurait se passer. Ce pari pour l’efficacité de la parole éloquente tranche sur les considérations beaucoup moins optimistes auxquelles aboutira Pascal dans son essai “De l’art de persuader”.

Le recours des prédicateurs aux agréments du discours s’appuie parallèlement sur des arguments d’ordre historique. Si le Christ a choisi des hommes simples pour annoncer son évangile, la propagation de la foi, passé le temps des miracles, s’appuie très tôt sur la sagesse humaine. Saint Paul fait preuve d’une habileté discursive évidente, et en dépit des réticences de saint Jérôme, mettant les prédicateurs en garde contre les dangers d’un art cultivé pour lui-même, on compte de grands orateurs chez Pères de l’Eglise. En témoigne au premier chef Jean Chrysostome, suivi de Cyprien, dont il serait faux de dire qu’il a cessé d’être éloquent après sa conversion, même s’il a changé d’éloquence.

La relation de l’orateur sacré avec la culture rhétorique ne saurait donc s’entendre comme une alternative entre l’accueil et le refus. Qu’il le veuille ou non, celui qui monte en chaire est imprégné d’une tradition qu’il serait vain de récuser. L’issue du débat réside avant tout dans l’état d’esprit qui préside à la parole éloquente. La perfection formelle à laquelle tend le prédicateur peut n’engager que sa propre vanité, comme elle peut se faire servante du message divin. Ces vues, défendues de conserve par Ariste et Cléarte, emportent l’adhésion de Guéret, qui avoue n’avoir joué l’avocat du diable que pour mieux faire valoir la défense de l’éloquence sacrée. Le débat aura permis de clarifier la question, et surtout de lever tout scrupule sur l’intégration des valeurs humanistes au domaine de la foi.

Second point : l’avocat est-il en droit d’user du pathétique ?

Le problème est soulevé à partir de deux constats opposés sur l’usage du pathétique dans le discours. S’il est bien placé, il se révèle un outil de persuasion souverain, comme l’atteste parmi d’autres exemples celui de Cicéron, qui réussit à sauver Ligarius que Jules César s’apprêtait à condamner. En revanche, s’il intervient à contretemps, le pathétique non seulement n’atteint pas l’effet souhaité, mais il provoque son contraire. Ainsi ces prédicateurs qui clament à tout vent contre les vices, sans conscience du ridicule. Ainsi ces avocats qui s’enflamment pour leur cause et ne réussissent qu’à faire sourire le juge. Au-delà de cette appréciation pragmatique, la question de l’opportunité d’introduire des accents émotionnels dans un plaidoyer relève d’une analyse plus profonde, qui se réclame d’Aristote. Le recours au pathétique apparaît en effet comme une entorse à la légalité, dans la mesure où il présuppose un jugement axiologique. Ce dernier n’est pas du ressort de la défense. L’avocat doit s’en tenir à un exposé des faits, fondé sur la seule raison. Passe encore de recourir au pathétique dans le délibératif : lorsqu’il s’agit de prendre une décision, chacun des auditeurs est partie prenante, et reste par conséquent sur ses gardes. Tous les moyens sont de bonne guerre face à un interlocuteur attentif à ne pas se laisser séduire. Telle n’est pas la situation du judiciaire : n’étant pas directement intéressé à l’issue des événements, l’arbitre, en raison même de sa distance, est paradoxalement plus influençable : “Comme les juges ne prennent aucune part à la cause qui s’agite devant eux, et qu’ils écoutent et prêtent pour ainsi dire gratuitement leur ministère, il est bien plus aisé de les surprendre. Ils ne se précautionnent point, comme ils le feraient s’il s’agissait de leurs affaires, et ils se laissent aller à celui qui flatte davantage leurs oreilles, ou qui remue leurs esprits avec plus d’adresse et d’artifice” (p. 53). Pour revenir à l’exemple de Cicéron défenseur de Ligarius, son succès ne cautionne pas sa légitimité. Il est au contraire évident que cet ennemi de César méritait d’être condamné. En présentant sa cause sous un jour favorable, Cicéron a donc outrepassé ses prérogatives. Tel est du moins le point de vue d’Ariste, le champion de l’éloquence sacrée, qui estime l’usage du pathétique au barreau beaucoup plus fâcheux que le recours du prédicateur aux artifices rhétoriques mis en cause dans la première partie du dialogue.

En défenseur naturel du barreau, Guéret lui oppose quelques considérations pragmatiques, prélude à un argument de fond. Aristote a beau dire, note le familier du Palais, les avocats ont toujours inclus des moments de pathos dans leurs plaidoiries, et ils ne sont pas prêts à y renoncer. Pour cause : le même Aristote n’a-t-il pas assorti sa Rhétorique d’un Traité des passions ? En réalité, la présence du pathétique dans le discours de l’avocat n’est pas qu’une question d’usage. Quand il se bornerait au seul rappel des faits, l’avocat n’échappe pas à une dimension émotionnelle, pour la bonne raison qu’elle s’inscrit souvent dans les faits. Sans doute ne s’impose-t-elle pas toujours : on peut s’en passer dans une affaire simple, où deux plaignants se disputent un arpent. Mais il suffit d’évoquer un crime sinistre pour ébranler un auditoire, voire un juge, dans leur sensibilité profonde. C’est le cas, par exemple, d’un forfait commis un jour de fête. La tension entre l’horreur de la faute et circonstances d’un temps où chacun songe aux oeuvres de piété suffira à éveiller les réactions passionnelles. Il apparaît donc bien que le pathétique ne réside pas uniquement dans des choix formels favorisant les figures exclamatives ou les antithèses saisissantes. Il est au coeur de la réalité, et partant il appartient de droit au registre de l’accusation ou du plaidoyer.

La fine analyse proposée par Guéret convainc ses deux interlocuteurs. Cléarte lui fait même remarquer que s’il a fait valoir le point de vue d’Aristote, c’était pour lui donner l’occasion de défendre sa position. On reconnaît dans cette amabilité déférente la courtoisie affichée par Guéret lui-même au terme de la première question disputée. Le premier entretien se clôt sur cette harmonieuse symétrie.

Si l’éloquence de la chaire est plus difficile à acquérir que celle du barreau.

L’entrée en matière du second entretien évoque le climat détendu d’une conversation entre quelques amis. La comparaison des deux éloquences est un thème régulièrement abordé à l’époque de Guéret, ainsi que le rappelle après d’autres Stefano Simiz. Ces pages semblent du reste s’inspirer d’assez près du sixième débat des Conférences académiques de Richesource pour l’année 1664. C’est à Ariste, qui a exercé son art dans l’un et l’autre domaines, qu’il revient de se prononcer en premier lieu sur les difficultés comparées de la prédication et de la plaidoirie. Mais comme il tend spontanément à privilégier l’éloquence de la chaire, Guéret veillera à maintenir l’équilibre en relevant les mérites singuliers de l’avocat. Les arguments développés de part et d’autre appartiennent à l’air du temps.

Selon Ariste, la dignité souveraine de l’éloquence sacrée ne tient pas seulement à la nature de son objet. L’aptitude à triompher des difficultées redoutables liées à sa vocation place l’art du prédicateur au sommet des disciplines humaines. La méthode consistant à établir un jugement de valeur à l’aune des difficultés liées à une pratique procède en droite ligne de la Conférence académique mentionnée à l’instant. Contrairement à l’avocat, l’auteur d’un sermon ne se satisfait pas de convaincre, il est tenu de convertir. Autrement dit, l’influence de sa parole doit être assez puissante pour perdurer. Les tendances mondaines d’une assistance qui se rend aux prédications comme on va au divertissement ne contribuent pas à alléger sa tâche. Sa parole peut se voir en outre confrontée à la personne royale, dont il se gardera bien de taire les mauvais penchants, tout en évitant d’ébranler son autorité de droit divin. Les sermons prononcés à la cour sont par définition la quadrature du cercle.

Au chapitre de l’éloquence profane, Guéret met à son tour en évidence les conditions malaisées dans lesquelles elle est souvent amenée à s’exercer. L’avocat doit faire face à un public dissipé, aux interventions intempestives de la partie adverses, quand ce n’est de la sienne, aux interruptions du juge, tout cela sans outrepasser les limites imposées à son temps de parole. Mais la carrière du barreau ne se prévaut pas seulement de l’habileté de ceux qui l’exercent. Il est faux de prétendre, comme on le fait communément, que la rhétorique civile a perdu son emploi dans une monarchie. En premier lieu, la tradition des panégyriques - dont Pline le Jeune déplorera la décadence dans Le Parnasse réformé - n’est pas définitivement abolie au Palais, même si elle s’y raréfie. Et surtout, quand bien même son emploi se borne à défendre des causes banales, l’avocat reste le témoin d’un pouvoir garant de l’ordre et de la justice.

La part de l’invention est considérée par Guéret comme un critère essentiel pour évaluer la difficulté de chacun des arts spécifiques. Vu sous cet éclairage, l’avocat n’a pas à rougir de la comparaison avec le prédicateur. Si ce dernier doit maîtriser un corpus textuel immense - à l’Ecriture et à ses commentaires, il convient de joindre la nébuleuse des traités de théologie, sans parler des disputes qui s’y rattachent -, il bénéficie du coup d’un trésor inépuisable, en particulier à travers la riche tradition des collections homilétiques dans laquelle il n’a qu’à puiser. A l’inverse, l’avocat se voit constamment confronté à des situations singulières, pour lesquelles il ne dispose que d’un outillage méthodologique, à adapter aux circonstances. C’est donc de son génie personnel que procède son art, alors que son concurrent peut se borner à imiter les réussites signalées qu’a enregistrées sa mémoire. A l’appui de cette apologie de l’éloquence civile, Guéret place à cet endroit un éloge vibrant des harangues d’Antoine Le Maistre, dont Le Parnasse réformé enregistre les jugements ironiques à l’endroit des prétentions qu’affichent de jeunes praticiens frais émoulus de l’école. Une confrontation de ces deux apparitions du célèbre juriste sous la plume de Guéret invite à percevoir les registres contrastés dans lesquels évolue notre auteur. La modération de bon aloi qui préside aux Entretiens se distingue nettement de la liberté sans façon qu’il s’autorise dans son Parnasse.

Ariste rebondira, bien sûr, sur un tel raisonnement : n’est-ce pas précisément parce que tout a été dit avant lui que le prédicateur va déployer le génie supérieur qui consiste à reconfigurer les sujets les plus usés ? Il n’est pas sans intérêt de constater l’évolution de ce qui ressemble au premier abord à une contention assez passe-partout entre les atouts respectifs de la chaire et du barreau. La ligne de partage la plus saillante se situe en rapport avec l’invention, considérée dans l’enseignement de la rhétorique comme la première partie du discours. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Le verbe inventer ne recouvre plus exactement, dans les Entretiens, le sens de la formule consacrée par Quintilien, invenire quod dicamus. L’excellence des orateurs se situe, bien au-delà de ce qu’ils “trouvent à dire”, dans leur capacité d’innover ou de redonner vigueur à la tradition. On perçoit à cet égard l’affleurement discret du motif de l’originalité, bien présent dans la réflexion littéraire de Guéret, qui ne l’aborde pourtant que de manière oblique.

Comme le précédent, cet entretien inauguré sous le signe de la convivialité appelle un arbitrage consensuel. L’éloquence sacrée l’emportera par l’éminente dignité de sa vocation, mais pour ce qui est de la difficulté, c’est à l’avocat qu’on donnera la palme, et cela avec la caution de Montaigne, lequel parlait d’expérience. Les deux parties se réconcilient en outre dans l’idée que l’une et l’autre formes d’éloquence ont ceci en commun qu’elles n’atteindront jamais la perfection absolue dans un art humainement hors d’atteinte.

Si les citations sont nécessaires dans les plaidoyers

Le prélude du troisième entretien a pour cadre le “jardin de M. Regnard”, situé derrière les Tuileries, à proximité des bastions, où Guéret retrouve deux de ses collègues, Blondeau et Vaumorière. Le premier est un partenaire immédiat, avec lequel il entreprendra bientôt la publication du Journal du Palais. Le second, qui figure déjà dans La Carte de la Cour, est romancier, continuateur de La Calprenède, et auteur de plusieurs traités mondains. Il est en outre le sous-directeur de l’Académie d’Aubignac dont Guéret est le secrétaire. Les deux amis de Guéret illustrent chacun un versant de sa personnalité : aux côtés de Blondeau, il apparaît comme un homme de loi, soucieux d’approfondir les enjeux liés à sa profession, tandis que la présence de Vaumorière souligne son attirance pour la sphère galante. Ainsi, même s’ils n’échappent pas à la tentation de parler boutique, les trois compères se prêteront au registre aisé de la conversation, en même temps qu’ils éviteront les considérations techniques. La question soulevée rejoint en l’occurrence des préoccupations littéraires : comment réussir un beau plaidoyer ?

Vaumorière associe d’emblée la réussite oratoire à une culture étendue très au-delà des seules compétences juridiques. Mais Blondeau fait valoir les qualités d’esprit qui priment, à ses yeux, sur un ample savoir, souvent mal digéré. L’opposition entre les deux points de vue se focalise sur la vieille querelle des citations, qui remonte à Guillaume Du Vair, et dont on sait qu’elle se prolonge fort avant dans le XVIIe siècle (voir Fumaroli, L’Age de l’éloquence, op. cit., p. 603-608). Sommé d’arbitrer le débat, Guéret se réfère aux Dialogues sur l’éloquence judiciaire. Si l’on doit citer dans les plaidoyers de Claude Fleury, dont le manuscrit circule depuis 1664 dans les milieux lettrés. Comme cet ouvrage l’a laissé sur sa faim, il a décidé de se mettre lui-même à la tâche. Il proposera donc ses idées à ses amis, qui l’aideront à en vérifier le bien-fondé.

Ces considérations préliminaires ont pour effet une double mise en abyme. Le genre du dialogue, essentiel à la dynamique d’une pensée dégagée des préceptes et des préjugés, se présente dans un cadre lui-même dialogique, celui d’une conversation familière dont les participants confrontent librement leurs points de vue. Le jeu de miroirs se prolonge dans la parenté qui lie les intervenants du présent dialogue et les “entreparleurs” agrégés autour de Claude Fleury, les avocats Michel Le Peletier, Géraud de Cordemoy et Michel de Marillac, tous promis à une brillante carrière. La réflexion ébauchée dans ce premier dialogue sert donc de base aux entretiens que Guéret s’apprête à conduire avec ses propres collègues.

Si l’on en croit la conclusion provisoire du futur auteur de l’Histoire ecclésiastique, il ne faut point assortir un discours de citations, parce que les Anciens s’y opposent. Ce verdict convainc immédiatement Blondeau, auquel Guéret prête, à dessein peut-être, et par manière de plaisanterie amicale, une soumission rigide aux leçons héritées de l’humanisme : “Nous avons beau nous flatter, il faut toujours reconnaître pour nos maîtres ces rares génies des siècles passés; nos pères ont eu leurs préceptes en vénération, et ce n’est pas à nous à leur ôter cette autorité que des têtes si sages leur ont donnée” (p. 137). A cette révérence timorée, l’arbitre du débat réplique par une longue argumentation. Admirer les Anciens ne doit pas conduire à les idolâtrer. C’est sottise de faire passer le prestige de certains noms, ou l’attrait illusoire de l’ancienneté, avant les lumières de la raison. Et de rappeler l’anecdote du “Bacchus” de Michel-Ange - il s’agit en réalité, si l’on en croit Vasari, de son Cupidon dormant - enfoui dans le sol par l’artiste pour faire croire à une trouvaille archéologique. Envisager cet héritage avec un regard critique n’équivaut nullement à remettre en question la valeur des grands génie de l’Antiquité, mais à préserver l’autonomie du jugement. En l’occurrence, il est inexact d’affirmer que les Anciens ont interdit les citations dans les plaidoyers. Et quand cela serait, une telle censure reste parfaitement discutable.

Blondeau revient à charge, avec l’appui de Vaumorière, pour dénoncer les méfaits de citations multipliées au détriment d’une pensée cohérente, et qui ne manquent pas de parasiter la logique du discours. Pour apaiser leur méfiance, Guéret entreprend alors d’examiner le phénomène sous son angle historique, se réclamant de la célèbre Lettre à Loisel d’Etienne Pasquier d’où il tire son information. Il y eut une mode des citations, encouragée par certains magistrats comme Barnabée Brisson ou Adrien de Thou qui aimaient à trouver dans les harangues la trace des sources antiques dont ils étaient friands. Les excès qui en résultent sont naturellement à condamner, ce qui ne devrait pas pour autant aboutir à l’éradication impitoyable d’une pratique qui demeure autorisée, quand elle ne se révèle pas indispensable. Il convient par exemple de citer les lois, preuves fondamentales d’un raisonnement juridique. De même, il s’impose de rappeler, dans une harangue, le témoignage des Ecritures, ultime référence de la vérité. On citera en outre les oeuvres séminales, et en particulier les grandes figures de la tradition juridique en raison du crédit qui est le leur. Tout cela n’autorise pas à manier les citations à tort et à travers. Elles sont parfaitement déplacées dans l’exorde, où elles révèlent toujours une certaine artificialité, de même que leur emploi dans la péroraison risque de couper malencontreusement l’élan de l’orateur. En revanche, elles ont leur place dans la confirmation, et peuvent ponctuer agréablement une narration.

Blondeau concède à son ami l’usage raisonné des citations, mais plaide en faveur de leur traduction, de manière à contribuer à l’enrichissement de la langue française. Guéret ne s’oppose pas à une telle pratique, à la réserve des textes subtils dont la transposition en français ne se réaliserait pas sans dommage : mieux vaut, dans ce cas, les proposer dans leur version originale, afin de préserver leur intégrité de pièces à conviction. “Quand un avocat trouve une autorité formelle qui contient tout ce qu’il désire, il n’a garde de la tourner en une autre langue” (p. 181).

En fin de compte, les deux amis se rendent aux raisons de Guéret, dont l’argumentation pourrait être inspirée de La Mothe Le Vayer, en particulier de ses Considérations sur l’éloquence française (1638). Plus encore que les précédents, cet entretien contribue à situer Guéret à la croisée des chemins où l’héritage humaniste cultivé par la robe se laisse inspirer, sans s’y soumettre entièrement, par un air de cour qu’habite le double idéal de l’harmonie et de la liberté.

Les trois entretiens sont suivis d'une :

Dissertation d’éloquence à Madame du Ménillet Bochart

précédée d’une lettre à la dédicataire

“Madame Du Ménillet Bochard” pourrait désigner Suzanne de Bouteluys, épouse de Samuel Bochard du Ménillet, théologien réformé et surtout savant philologue dont l’ascendant dépasse le cercle de ses coreligionnaires. Il fréquente les milieux éclairés, compte parmi ses proches Gassendi, Patin, et Huet avec lequel il se rend auprès de Christine de Suède. Cette hypothèse repose sur l’allusion de Guéret à la ruelle de Mme Bochard, où il dit avoir capté les réflexions réunies dans l’essai composé à son intention. La dédicataire appartient donc à la Ville, dont elle reflète à merveille l’esprit, ainsi que le répète son admirateur, louant à l’envi les charmes de sa conversation. Cela dit, d’autres identifications seraient envisageables. Plusieurs Jean Bochart détiennent, dans les années 1660, des offices en vue au Parlement de Paris, avec lesquels Guéret peut avoir entretenu des contacts. On trouve également des Bochard à Dijon, dans le monde de la magistrature.

Une fois de plus, l’excellence de l’art oratoire se mesure en regard de ses exigences, et du petit nombre de ceux qui y réussissent. Pour comprendre la raison des fréquents échecs observés, il n’est que de repasser l’histoire d’une discipline que Guéret présente comme une série de mécomptes. Les premiers orateurs, plongés dans la barbarie, se méfient des grâces du bien dire, qu’ils comparent aux blandices de la sirène. Leur curiosité scientifique sans borne se traduit en exposés aussi informes qu’indigestes. Leur fait suite une génération de rhéteurs rompus à la dialectique, véritables tyrans des esprits, qui prétendent tout emporter à la force des syllogismes. Cette vague scolastique fait place à la tendance philologique, moins préoccupée de favoriser la transmission du savoir que de gloser à l’infini sur des subtilités linguistiques ou sur l’autorité d’un manuscrit. Ils sont talonnés par les antiquaires, que tout sujet intéresse à condition d’appartenir au passé. Aux antiquaires succèdent les grammairiens, dont l’illustre Palémon qui traita Varron de porc des lettres. Mais un grammairien ne prétend pas impunément à la dignité d’orateur : ses discours sans force et sans éclat peinent à convaincre. Les “déclamateurs” représentent l’excès contraire, qui à force d’hyperboles et de tournures alambiquées trahissent la véritable nature de l’éloquence qu’ils prétendent servir.

Ces déformations sont d’autant plus dommageables que la pratique de l’éloquence n’a pas perdu sa raison d’être dans la société moderne : si le genre délibératif a cédé en importance, l’orateur n’ayant plus à décider de la paix ou de la guerre, celui-ci est encore en mesure de se profiler dans l’épidictique, par la louange de son prince, et surtout de garantir l’exercice de la justice.

Ce n’est ni en Grèce, ni à Rhodes, patries des rhéteurs, que l’orateur moderne ira chercher son modèle. Cicéron est pour lui à la fois une source et un idéal incomparable. Il l’accompagnera dans sa formation, puisque sa vocation lui impose de se frotter à toutes les sciences. Mais s’il ne doit rien ignorer, comme le veut Cicéron, le praticien de l’éloquence s’appliquera surtout à suivre son maître dans l’art de communiquer son savoir, échappant ainsi au solipsisme de l’érudition inutile. La fréquentation régulière de Cicéron l’initiera aux secrets de l’aptum, grâce auxquels il acquerra la souplesse stylistique qui lui permettra d’aborder toutes les situations et tous les publics.

L’éloge de Cicéron s’interrompt ici, sur l’annonce d’un second essai consacré à la présentation de ses écrits, reflets des facettes contrastées d’un génie universel. Cette suite projetée n’a laissé aucune trace. A moins qu’on ne considère comme telle la dissertation sur L’Orateur, présentée dans le cadre des conférences de l’Académie d’Aubignac

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Les questions relatives à l’éloquence sont manifestement d’actualité au moment où Guéret publie son recueil. S’il a perdu le rôle d’arbitre qu’il revêtait dans la société antique, l’orateur conserve une autorité réelle dans la culture moderne, en particulier à travers l’affirmation de son cadre religieux et la manifestation de son ordre judiciaire. Cette valeur pragmatique de l’art oratoire étant universellement reconnue, on en vient à dénoncer l’absence de formation des praticiens auxquels les années de collège n’ont donné que les bases du système rhétorique, et dont la préparation professionnelle se borne à l’observation des pratiques en cours. La multiplication des traités de rhétorique enregistrée durant la seconde partie du XVIIe siècle vise à pallier ces lacunes.

Les Entretiens de Guéret sont sans doute à envisager comme une harmonique de ce vaste concert. S’ils n’abordent que de biais le registre de la technè, ils ne s’y soustraient pas non plus. Les questions débattues dans ces opuscules font intervenir des hommes du métier, dont l’expérience garantit l’autorité. Sans minimiser en rien cette part de l’artefact, l’auteur s’ingénie pourtant à la fondre dans une argumentation dominée par des vues esthétiques. Cette option s’incarne dans le choix de la forme dialogique, concrétisée en l’occurrence sous l’angle de la conversation mondaine, propre à estomper l’architecture encore perceptible de la dispute académique. Ce va-et-vient indécis entre le Palais et la ruelle permet d’ observer chez Guéret une identité partagée entre deux polarités. Vue sous cet éclairage, sa période “littéraire” apparaît bien comme une tentative de réconcilier son statut d’homme de loi et son attirance pour la modernité galante.