En dépit des inévitables brouillages qui l'encombrent, la querelle suscitée par la première édition des Lettres de Balzac marque un jalon essentiel dans les spéculations sur le génie propre de la langue française, ainsi que dans la gestion de l'héritage culturel légué par l'humanisme.
Déroulement de la querelle
La parution en 1624 du premier recueil des Lettres de Balzac, chez Toussainct Du Bray, connaît un succès éclatant. L'auteur s'y affirme dans la posture d'« épistolier », qu'il conservera durant toute sa carrière, en même temps qu'il valorise une esthétique de la douceur et de la grâce, associée à la désinvolture étudiée qui en fait la fine pointe de l'air de Cour. Aussi la réaction des esprits qu'inquiètent les séductions de la la civilité aisée ne tarde-t-elle pas à se manifester.
Dès 1625 circule le traité du feuillant André de Saint-Denis, publié à partir de 1627, sous des états divers, en marge des pamphlets qu'il aura suscités : Conformité de l'éloquence de M. de Balzac avec celle des plus grands personnages du temps présent et du passé. Le P. de Saint-Denis y dénonce l'épistolier comme un plagiaire des Anciens dont la seule originalité serait la bizarrerie. On sait qu'il se réconciliera par la suite avec son adversaire.
En 1627 paraissent les Oeuvres de Monsieur de Balzac, sixième édition des Lettres, revue, corrigée et surtout "augmentée de moitié". Cette nouvelle édition, dédiée à Richelieu, relance le débat.
Elle est escortée par l'Apologie pour M. de Balzac de François Ogier, dont l'approbation apporte à Balzac, outre l'aval des mondains, celui des milieux humanistes. Ogier prend vivement à partie le P. de Saint-Denis, dont il réfute les accusations.
La réplique vient de Jean Goulu, général des Feuillants, qui publie en 1627 et 1628, les deux volumes de ses Lettres de Phyllarque à Ariste où il est traité de l'éloquence française. Soucieux de défendre son confrère Saint-Denis, mis à mal par l'Apologie d'Ogier, Goulu attaque de manière frontale l'épistolier, qu'il qualifie de "Narcisse" et d'"Antéchrist de l'art oratoire", le tenant responsable de la "corruption de l'éloquence".
A compter de cette confrontation majeure, on assiste à une généralisation du conflit, dont on retiendra quelques épisodes saillants :
Entre les deux Lettres de Goulu, Bernard de Javerzac, poète saintongeais proche de la mouvance libertine, publie le Discours d'Aristarque à Nicandre. Sur le jugement des esprits de ce temps, les fautes de Phyllarque, Rouen, 1628, dans lequel, tout en attaquant le général des Feuillants, il désavoue Balzac sur quelques points mineurs. Ce dernier se vengera en lui faisant administrer une bastonnade.
Le comte de Cramail entre à son tour dans le jeu avec le Tombeau de l'orateur français, publié en 1628 et signé du pseudonyme de Vaux. Comme Goulu, Cramail déprécie le genre épistolaire qui ne saurait se réclamer de l'éloquence, vertu propre à l'orateur.
Jacques de La Motte-Aigron intervient avec une Response à Phyllarque (1628) dans un débat qui représente peut-être avant tout pour lui l'occasion de se profiler.
Dans une lettre en latin (Clarissimo Viro Domino ***), Descartes avait témoigné son appui à Balzac, qui l'en remerciera en date du 30 mars 1628.
En 1630, au lendemain de la mort de Goulu, paraît encore un pamphlet favorable à Balzac, L'Anti-Phyllarque ou Réfutation des Lettres de Phyllarque à Ariste.
C'est à Jean-Pierre Camus qu'il appartiendra d'arbitrer la querelle dans la Conférence académique sur le différend des belles-lettres de Narcisse et de Phyllarque, publiée en 1630 sous le pseudonyme transparent de Musac.
Balzac reviendra enfin sur cette sur cette affaire dans la « Relation à Ménandre », qu'il adresse au poète François Maynard (Oeuvres diverses, 1644, X-XIII).
Les parties en présence
La querelle née autour des Lettres de Balzac ne saurait se réduire au schéma binaire qui opposerait une prose moderne et libérée de la tutelle des Anciens à la vénération humaniste des modèles consacrés. Comme l'a bien montré Marc Fumaroli (op. cit., p. 545 sq.) les milieux savants sont loin de s'aligner dans une hostilité univoque à l'égard de l'Unico Eloquente. Balzac recueille explicitement, par exemple, les suffrages des habitués de l'Hôtel de Mesmes, où l'on est en relation constante avec l'Europe savante. Ogier, qui prend explicitement sa défense contre le P. de Saint-Denis, est du reste un des familiers de ce cercle.
La méfiance à l'endroit du prestige d'une éloquence trop « bien peignée » vient d'un quartier bien précis de la mouvance humaniste, le milieu gallican resté fidèle à la mémoire de Michel de L'Hospital et du chancelier Du Vair. L'anti-italianisme doublé de l'anti-jésuitisme qui caractérise les clients de l'Hôtel de Thou - les frères Dupuy, Peiresc - les place dans le camp de Jean Goulu. Ce dernier, petit-fils de Jean Dorat par sa mère, est comme eux héritier de la tradition humaniste, ce dont témoignent les travaux érudits qu'il consacre par exemple à Denys l'Aréopagite. Pour ce qui est de la manière d'écrire, Goulu revendique une sobriété formelle absolue, excluant toute recherche esthétique. Ce genre de préoccupation relève à ses yeux de la curiositas, attitude jugée déplacée dans la mesure où elle favorise l'autonomie du geste littéraire. Tel est le principal grief de Phyllarque à l'endroit de Narcisse : l'élégance affirmé des Lettres se donne comme une fin en soi, voire comme une attitude ordonnée à la célébration d'un auteur qui n'a par ailleurs pas grand chose à dire. La condamnation esthétique s'avère en réalité une condamnation morale : à travers les artifices du langage transparaît la philautie de l'auteur, dont la complaisance coupable n'est à tout prendre qu'une forme d'amour-propre. Sur le modèle de "parler Nervèze", Goulu inaugure la formule "parler Balzac", synonyme du recours à un style tarabiscoté qui menace l'espace de la culture commune.
La sévérité de ce verdict est indirectement soulignée par le point de vue de Descartes. Là où Goulu voit de la jactance, doublée d'ignorance, le philosophe réplique en célébrant la hardiesse héroïque d'un ego qui n'hésite pas à s'affirmer. Les éloges qu'il adresse à Balzac exaltent la générosité magnanime qui anime le style de ses Lettres, contrepartie bienvenue d'une prétendue humilité de plume qui n'est que lâcheté d'esprit.
Déplacement des enjeux
Comment expliquer qu'un débat vieux de plusieurs décennies, et dont la durée n'a guère excédé quelques années, soit encore dans les mémoires lorsque Guéret rédige son Parnasse réformé ? L'argumentation de Goulu n'est certes plus exactement de mise dans un environnement culturel où la "littérature" a progressivement conquis son autonomie. Non seulement la recherche stylistique n'est plus matière à suspicion, mais la projection de critères moraux sur une activité d'ordre artistique a largement perdu sa pertinence.
La publication des Oeuvres de Balzac en 1665, et en particulier la préface que rédige à cette occasion Jacques Cassagne, ont sans doute contribué à réactualiser le débat. Les critiques de Goulu à l'adresse de Balzac avaient amorcé de manière durable une certaine image de la langue française, liée aux accents majeurs de l'éthique humaniste : clarté de l'expression, économie des moyens, renoncement à toute forme d'emphase ou d'irrégularité. Par un effet assez caractéristique de récupération, ces valeurs sont réintégrées dans l'éloge de Balzac, célébré à la fois comme l'esprit clairvoyant qui a dégagé les lettres françaises de leurs balbutiements, et le génie qui a servi de guide et de modèle aux écrivains du présent.
À la faveur d'un tel retournement, l'oeuvre de Balzac se porte garante de l'idéal que lui opposait précisément Goulu. Sa prose annonce la vigueur et la mesure que Bouhours se plaira bientôt à opposer aux bizarreries de l'espagnol et aux enflures de l'italien (« La Langue française », Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, II, 1671). C'est bien ce revirement que met en scène Guéret dans Le Parnasse réformé (p. 80 sq.) en prêtant à son Balzac l'attitude compassée d'un vieux sage. L'ironie de Phyllarque ne peut plus rien contre la reconnaissance universelle dans laquelle l'auteur des Lettres abrite désormais sa bonne conscience.
En réactivant la figure oubliée de Goulu, Guéret souligne, non sans ironie, l'inanité des disputes littéraires : non seulement elles ne changent rien au cours des choses, mais elles se révèlent occasionnellement contre-productives. Les objections qui caractérisent le jugement porté sur le style de Balzac projettent par ailleurs un sérieux doute sur les fondements d'une évaluation stylistique. Tout est affaire d'éclairage et de circonstances.
L'assurance sans défaut de Balzac laisse entendre que les remontrances du général des Feuillants ont fait leur temps. Non seulement parce que la critique du style galant au nom de convictions religieuses n'est plus de saison, mais parce que l'idéal stylistique dont Goulu se faisait le champion a fini par s'imposer en raison d'une évolution qui ne doit pas grand chose à son intervention personnelle. Il n'en reste pas moins que les enjeux de l'ancienne querelle peuvent avoir conservé, aux yeux des contemporains de Guéret, une valeur symbolique évidente.
L'évocation tardive du différend entre Narcisse et Phyllarque que propose Le Parnasse réformé confirme donc le bilan esquissé par Mathilde Bombart : « La postérité de la critique balzacienne fait apparaître à quel point la querelle des Lettres est un événement où se fixent, de manière durable, les éléments d'une réflexion séculaire sur la langue et le travail poétique, dévoilant aussi certains des présupposés moraux qui la sous-tendent » (op. cit., p. 352).
Orientation bibliographique
Jean Guez de Balzac, Les Premières Lettres, éd. H. Bibas et K.-T. Butler, STFM, Paris, Droz, 1933-1934, 2 vol.
Antoine Adam, Histoire de la Littérature française au XVIIe siècle (1948), I, Paris, Albin Michel, 1997, p. 241-258.
Zobeidah Youssef, Polémique et littérature chez Guez de Balzac, Paris, Nizet, 1972.
Marc Fumaroli, L'Age de l'Eloquence. Rhétorique et "res literaria" de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Genève, Droz, 1980.
Mathilde Bombart, Guez de Balzac et la querelle des Lettres. Ecriture, polémique et critique dans la France du premier XVIIe siècle, Paris, Champion, 2007.