– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

La Carte de la Cour (synopsis)

La / Carte / de la / Cour, / par Monsieur Gueret / A Paris / chez Jean-Baptiste Loyson au Palais dans / la salle des Merciers, proche de la Sainte / Chapelle, à la Croix d’Or Royale. / MDCLXIII. / Avec Privilege du Roy.

Dédicace “à Madame Colbert”

Marie Charron de Ménars, comme son époux Jean-Baptiste Colbert, provient du milieu de la finance. Sa présence à la cour est la conséquence de la nomination de son mari au poste d’Intendant des finances, en 1661, année qui verra, on le sait, la chute de Fouquet. Ces circonstances ne sont pas sans rapport avec les éloges dithyrambiques de Guéret, qui outrepasse en l’occurrence les conventions du genre. L’ironie dont il fera preuve, dans Le Parnasse réformé, à l’endroit des épîtres dédicatoires invite peut-être à lire au second degré le portrait de Madame Colbert en ornement de la cour. Souligner par exemple “un air humain qui a toute la majesté des grands et rien de leur fierté accoutumée” apparaît comme le comble de la louange, à moins qu’il ne s’agisse d’une façon maligne de rappeler à l’intéressée qu’elle a beau faire, mais que l’approbation des deux reines ne suffira pas à l’intégrer dans la sphère des courtisans de droit. De même, en célébrant la générosité de celle qui “[fait] de [sa] maison un asile pour les misérables”, Guéret pourrait faire allusion à l’accueil, imposé aux époux Colbert, du premier enfant de Louise de La Vallière (1663). Ce recours éventuel à la double entente ne compromet apparemment pas l’allégeance explicite, par le truchement de sa femme, à un grand commis du royaume, désigné comme “le plus grand homme de l’Europe”, et dans lequel l’écrivain débutant reconnaît une valeur sûre. Dès les premiers pas de sa carrière, Guéret a choisi son camp, option qu’il confirmera en dédiant à Colbert ses Entretiens sur l’éloquence. Ce pari est-il à mettre en relation avec la récente fondation, par Colbert, de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1663), dont fait partie l’abbé d’Aubignac ?

Contre la solitude

La cartographie symbolique annoncée par le titre, dans la lignée de la Carte de Tendre (La Clélie I, 1, 1654), est précédée d’une adresse à Hydaspe, qu’il faut persuader d’abandonner sa solitude au profit de la cour. Cette amorce prend à contre-pied la double tradition de la pastorale et du discours anti-aulique. Aux bergères trop frustes pour entendre le langage de ses soupirs, aux cavernes ou aux cabanes rustiques dans lesquelles il prétend cultiver la sagesse, Hydaspe aurait tout intérêt à préférer les avantages de la cour. Ceux-ci sont présentés comme autant de répliques jugées supérieures, parce produites par l’artifice humain, des prétendues délices de la solitude champêtre. La chasse aux cerfs s’y muera en poursuite des coeurs, les astres contemplés dans le ciel nocturne s’effaceront devant des beautés que n’éclipse pas la lumière du jour, le parfum des fleurs y sera remplacé par des senteurs en flacons, et l’harmonie des instruments fera oublier le chant des oiseaux. Aux arts d’agréments s’ajoutent les conquêtes intellectuelles. Transposées dans le cadre de la cour, les valeurs dont se réclament les adeptes de l’otium litteratum connaissent leur véritable essor. La philosophie s’y enrichit du progrès des sciences naturelles, la politique y approfondit ses vues, l’éloquence et la poésie s’y perfectionnent au gré de l’émulation. “Enfin, Hydaspe, tout l’univers ne produit des merveilles que pour nous” (p. 8).

Cette harangue publicitaire que ponctue la première personne du pluriel contribue à construire les deux figures du dialogue implicite qui sous-tend la Carte de la Cour. Face au personnage d’Hydaspe, auquel son discours apologétique ne ménage pas le droit à la parole, le locuteur se donne comme un bénéficiaire qualifié des privilèges accordés au courtisan. Cette position fictive l’autorise à procéder à l’initiation de son ami. Car les merveilles de la cour ne sont pas à la portée du premier venu. Si certains y sont appelés, il leur incombe, pour être élu, de parcourir un itinéraire dont l’étendue et le tracé ondoyant réclament un guide. En filigrane de ce propos, on reconnaît la situation topique du jeune Hercule ad bivium, au détail près que les valeurs en sont inversées. Loin d’apparaître sous la forme d’un “chemin fâcheux”, la bonne voie qu’Hydaspe est invité à élire offre tous les charmes du séjour élyséen.

Degrés propédeutiques

Conformément au procédé de l’allégorisation systématique mis à la mode par Furetière, chaque composante du décor progressivement révélé à l’apprenti courtisan est la traduction d’une réalité seconde. Pour entrer à la cour, il convient d’abord de traverser la Province de Riche Sang, où s’alignent de vieux châteaux du nom d’Amadis, Tancrède ou Roland. Leurs occupants ont l’esprit encore bien rude, mais un instinct de noblesse les invite à quitter leur repaire ancestral pour se risquer à la découverte du monde. Certains d’entre eux se dirigent vers Latinité, ville située aux confins de la Barbarie, tandis que d’autres se risquent plus hardiment à la conquête du Monde nouveau.

Latinité, lieu où l’on ne “s’élève qu’en déclinant”, autrement dit en respectant scrupuleusement les règles de la morphologie grammaticale, (p. 12), arrête bien souvent malgré eux ceux qu’attirent des horizons plus libres. Ils y subissent la férule d’un maître outrecuidant, qui confond la Philosophie avec le “Moine bourru” (p. 13). La référence au monstre fantoche qui fait frémir Sganarelle contient en creux l’éloge de la Philosophie aimable, telle que la célèbre déjà Montaigne (Essais II, 25). Ainsi le passage obligé par l’obscur royaume des pédants sert-il d’heureuse transition à la révélation contrastée de la “plaine de Monde nouveau”.

Plaine aimable s’il en est, mais dont le terrain est fort glissant. En l’abordant, le jeune courtisan est subjugué par la beauté des nymphes qui l’habitent, ébloui par le luxe des apparences auquel pourvoient les marchands à l’affût. Entraîné par un petit tyran du nom de Complaisance, il se laisse bientôt aller à de coûteuses fantaisies qui, sous les apparences du “généreux”, le réduisent à l’état de dupe (p. 16).

Le seul moyen d’échapper à cette spirale est d’entreprendre l’ascension de la Montagne de Curiosité (p. 18) que surmonte le Temple de Renommée. On reconnaît dans ce type d’image à connotation moralisatrice - les aspérités du chemin ascendant exigent parallèlement audace et ténacité - une topique régulièrement exploitée par la génération des Grands Rhétoriqueurs. Guéret s’emploie cependant à réorienter la visée du symbole : le bénéfice de l’ascension périlleuse réside moins dans l’enseignement, comme le voulait la tradition des vieux poètes, que dans le renseignement. Les néophytes qui s’adressent à la Renommée se voient d’abord tancés pour leur ignorance. Comment peuvent-ils ignorer ce que tout le monde se doit de savoir (p. 22) ?

Leur initiation commence évidemment par la personne du roi, que la Renommée introduit à dessein sous un nom de berger, Alcandre, ce qui est une manière de privilégier la figure du brillant promoteur de la “jeune cour”, en laissant entre parenthèses la dimension politique et morale du souverain. Cette visée sélective explique peut-être la mention parallèle de Persandre, présenté comme le principal artisan de la renommée royale. Cette seconde figure mérite que l’on s’y arrête un peu.

Comme l’indique la clef marginale (p. 23), Persandre n’est autre que l’énigmatique André-Louis Personne, auteur des Lettres et billets en tous genres d’écrire (1662) pour lesquelles Guéret a composé un sonnet d’escorte. On ne sait quasiment rien de cet auteur d’un ouvrage apparemment sans lendemain. L’éloge du roi dont il est ici question n’a pas laissé de trace. Peut-être s’agissait d’un simple projet, au moment où Guéret y fait allusion. Personne est-il lié d’une manière ou d’une autre au Palais de justice ? Plusieurs avocats au Parlement figurent, il est vrai, parmi les destinataires de ses billets, mais ils partagent cet honneur avec des courtisans, des écrivains, des ecclésiastiques et quelques dames. Guéret est lui-même gratifié d’une lettre célébrant à la fois La Sagesse païenne et la La Carte de la cour : “Car, comme si c’était peu de chose d’avoir fait sortir des païens du bout du monde, pour nous venir instruire dans Paris, vous venez encore de trouver l’art de faire sortir des hommes sauvages des déserts, pour les introduire dans le Louvre”. Le recueil de Personne étant publié une année avant La Carte de la cour, il faut imaginer une relation assez étroite entre les deux auteurs. Ils ont en commun une position à la fois marginale et dominante à l’endroit du monde qu’ils ont entrepris d’évoquer. En effet, quand il est en mesure de rompre avec l’éloquence relevée qu’exige le tribut accordé aux puissants, Personne recourt volontiers au registre galant qu’il maîtrise à la perfection. Sa prose offre un bon témoignage de la capacité d’adaptation d’un auteur d’origine bourgeoise aux usages et au ton de la politesse enjouée. Aussi n’est-ce pas seulement par manière de civilité que Guéret lui fait une place dans sa cour idéalisée. A travers celui que la Renommée présente comme un médiateur essentiel, notre auteur pourrait souligner l’influence non négligeable qu’exercent certains esprits d’origine roturière sur l’élaboration du code mondain.

La médiation du langage

Guidés par la Renommée, les pèlerins s’embarquent sur la Rivière de Connaissance. Hydaspe est une fois de plus pressé de suivre à son tour ce cours charmant qui débouche sur l’impétueux Fleuve de Désir séparant les deux provinces d’Exercices et Gentillesse. Plutôt que de se laisser dériver imprudemment dans la grande Mer du Louvre, Hydaspe sera bien inspiré de demeurer quelque temps dans ces pays où il acquerra les compétences nécessaires au courtisan. La terre d’Exercices est peuplée “de Gens nobles, ou de personnes dont les généreux sentiments les rendent dignes de l’être” (p. 27-28). L’extension de la marque élitaire au-delà d’une sélection fondée sur les droits du sang est bien dans la ligne d’un traité du parfait courtisan rédigé par un auteur sans naissance. L’élargissement des candidatures ne modifie en rien la vocation de cette première étape qui est l’apprentissage des armes. Le narrateur passe assez rapidement sur les enseignements rigoureux de la stratégie pour s’arrêter aux manifestations les plus séduisantes de l’art militaire. Il consacre par exemple tout un paragraphe au dressage du cheval (p. 29), reflet des traités multipliés dans le sillage de Pluvinel, écuyer de Louis XIII, en relation avec la floraison des académies équestres où se forment les jeunes aristocrates. Les compétences de l’homme de cour sont encore celles de l’homme de guerre, à la nuance près qu’elles passent essentiellement par le langage. Il faut savoir dire autant que savoir faire : aussi la description d’Académie, capitale de la province d’Exercices, se ramène-t-elle à des séries lexicales où se profile le vocabulaire consacré propre à établir la connivence entre gens bien nés.

Il faut avoir passé par la province d’Exercices pour pénétrer dans celle de Gentillesse, bien que les agréments du second séjour semblent conçus pour faire oublier les rigueurs du premier. Les plaisirs d’un printemps perpétuel y sont si répandus qu’ils inviteraient à la léthargie s’ils n’incitaient parallèlement à la sélection. On bannira donc de la conversation les “fleurettes” flétries par les reprises inlassables, de même que l’on évitera les routes trop courues. N’y a-t-il pas quelque bizarrerie à forcer un solitaire hors de sa retraite pour l’inviter à emprunter, dans la communication mondaine, des voies “particulières et retirées” (p. 33) ? Ce léger non-sens fait apparaître les paradoxes liés à la valorisation encore balbutiante de l’originalité. La capitale de ce pays idyllique est Petit Vers, ville dont les nobles habitants, une fois de plus, sont rejoints par “des gens à courts cheveux et à longues soutanes”, qui pratiquent à leur manière le métier de marchandise : leur fonds de commerce n’est que “rimes, pieds, cadences et beaux tours” (p. 34). C’est sur un tel trésor qu’ils fondent leur aspiration à l’immortalité consommée à l’égal d’une drogue. On le voit, l’éloge n’est pas exempt de réticences.

Cette halte à Petit Vers est l’occasion d’une première série prosopographique dominée par la comtesse de La Suze en Uranie, à laquelle succède Mlle Desjardins sous les traits de Pomone. La liste s’étend aux arbitres des élégances versifiées, Benserade y précédant des poètes de moindre envergure comme Testu de Belval, Montreuil, et même ce Pierre du Pelletier décrié par Boileau. On attendait Voiture : il n’est pas absent de la Carte, mais sa résidence principale est la Ville de Billets doux où il dispense ses ingénieux poulets. Ce panorama de la littérature galante se clôt sur une évocation, en abyme serait-on tenté de dire, du Quartier de Tendre où “l’on apprend le bel art d’aimer” (p. 38). Parmi les familiers de l’endroit on reconnaît, outre “ces Messieurs des Pièces choisies”, l’abbé Cotin, décrété le plus fin connaisseur du Pays de la Galanterie.

Il est cependant des plaisir plus subtils encore que ceux de la poésie mondaine. Le courtisan les découvrira en abondance dans la Plaine de Roman, dont les charmes outrepassent, tout en les incluant, ceux de la galanterie. Son étendue est telle qu’il est impossible de l’embrasser d’un seul regard : qui en voit le commencement n’en voit pas nécessairement la fin. Elle est inlassablement traversée par des silhouettes immuables, “divinités tendres et sensibles”, “héros soupirants”, “amazones amoureuses”, “pasteurs mourants et bergères languissantes”, qui tous “battent l’air de leurs plaintes”(p. 41). La divine Sapho est la reine incontestée de ce pays, ce dont témoigneront Cyrus et Clélie. On y admirera aussi les créatures de “l’illustre Nicandre”, alias La Calprenède, ainsi que le Scipion de Vaumorière, dont le dernier volume paraît en 1662. C’est à l’écoute de ces maîtres qu’Hydaspe apprendra à la fois ce que doit ressentir un héros, et comment il doit l’exprimer.

La cour mondaine

Mais il est temps “d’avancer chemin”. De la Plaine de Roman on entre dans “la superbe Ville d’Equipage” (p. 47), royaume de la mode où “rien n’est stable [...] que le changement”. Hydaspe devra sacrifier à cette frénésie du luxe au gré de laquelle chacun s’emploie à épater son voisin, avant d’aborder le terme de sa pérégrination, cette Mer du Louvre (p. 48) où tous rêvent de s’embarquer. La navigation y est pourtant semée de périls, comme en témoigne l’Ile de l’Essor - “prendre son essor” est, dans la langue de l’époque, l’équivalent de “jeter sa gourme” - où s’accumulent les épaves de quelques téméraires insuffisamment équipés. Cependant, qui opte pour le navire de Prudence et se laisse conduire au vent d’Ambition aboutira sans trop d’encombres au Promontoire royal, lieu stable où se promène le couple royal entouré des courtisans. Conformément à la logique de la dédicace, la “sage Mélinde”, autrement dit Mme Colbert, marche au premier rang. Hydaspe saura reconnaître en elle une protectrice bienveillante. Ce qui ne lui épargnera pas, s’il veut appartenir à son tour à la troupe des courtisans, un passage délicat par le Détroit de Courtoisie qui s’insinue entre les îles contraires de Sincérité et de Déguisement (p. 53).

Dans la première, un paysage dénudé abrite des “hommes dignes des premiers siècles” qu’on se bornera à admirer à distance. Le voyageur est en revanche invité à aborder dans la seconde, où il apprendra à faire “double visage” pour parer à toutes nécessités. Tandis qu’on se passe significativement de ville dans le pays transparent de Sincérité, Déguisement est polarisé par sa capitale Accortise, siège du dieu Intérêt que servent avec empressement Dissimulation, Officiosité et Reconnaissance. Cette texture allégorique complexe s’accompagne d’un commentaire axiologique plutôt ambigu. Tandis que la culture limpide de Sincérité ne recueille qu’un hommage distant, les mécanismes qui régissent la société de Déguisement font l’objet d’une analyse attentive de nature pragmatique, qui souligne la portée défensive de la dissimulation. Le ton de la description n’est toutefois pas très éloigné du discours anti-aulique que prétendait précisément récuser la première adresse à Hydaspe. L’ambition de tous les habitants de l’île est, en effet, d’appartenir à l’académie de Compliments, dont les statuts exigent de ses membres des aptitudes précises: “Il est nécessaire d’avoir l’esprit libre pour un abord, hardi pour les protestations, prompt pour les réparties, inventif pour les excuses, enjoué pour les entretiens, facile pour les promesses, indifférent pour les effets … “ Les manifestations du bel esprit se voient étroitement, et presque indistinctement associées à une conduite déloyale. Cette confusion des valeurs jette un discrédit certain sur une étape jugée pourtant indispensable dans le parcours du courtisan. Pour distraire Hydaspe, auquel son mentor conseille de ne pas trop s’attarder dans un climat si trouble, il n’est que l’alternative un peu facile du Golfe d’Amourettes.

L’Ile de Plaisirs qui en est l’attraction majeure est l’occasion d’une prosopographie galante où le duc d’Orléans et son épouse Henriette d’Angleterre sont entourés des familiers de la “belle cour” de Saint-Cloud, dont certains figurent encore dans les annales de l’histoire littéraire : le duc de La Rochefoucauld, la comtesse de Grignan, et surtout la célèbre Julie, duchesse de Montausier, ornement du salon de Rambouillet, sans parler de Bussy-Rabutin dont l’Histoire amoureuse des Gaules (1665) circule à l’état de manuscrit dès 1663. Ce musée imaginaire de la galanterie mériterait peut-être la comparaison avec le Dictionnaire des Précieuses (1660) de Somaize.

Au centre de l’Ile de Plaisirs trône le Palais des Délices, qui donne à l’auteur l’occasion d’esquisser une somptueuse architecture entourée de jardins pourvus de tous les agréments de circonstance : jeux d’eaux, parterres fleuris et autres bosquets d’orangers. L’atmosphère qui préside à cette brève description rappelle le cadre dans lequel Desmarets de Saint-Sorlin fait évoluer Eusèbe et Philédon, les deux interlocuteurs des Délices de l’Esprit (1658). Les nombreuses rééditions de ce dernier ouvrage, rehaussées par les eaux-fortes de Chauveau, disent bien la séduction que revêtent pour les contemporains ces décors idylliques. Les fastes de Vaux-le-Vicomte célébrés par La Fontaine (1661), mais aussi les Plaisirs de l’Ile Enchantée (1664), répondent à la même mouvance.

L’Ile de Plaisirs compte trois villes, Comédie, Cours et Ballet. La première, qui était en ruines, a été récemment rétablie par les soins de l’”illustre Clitandre” : l’hommage rendu ici à Corneille, considéré comme le principal artisan de la “comédie purifiée”, est-il à mettre en relation avec l’impatience dont fait preuve Tristan L’Hermite, dans Le Parnasse réformé, à l’endroit des dramaturges accueillants aux bouffonneries dégradantes naguère bannies de la scène ? On notera en tout cas que le secrétaire de l’Académie d’Aubignac ne partage pas, dans ces pages, les rancunes de son mentor. L’auteur d’Oedipe (1659) et de Sertorius (1662), deux tragédies explicitement mentionnées, est revêtu sous sa plume d’une autorité qui en fait l’emblème exclusif de l’art dramatique. La ville de Cours est, par définition, le lieu de parades où défile le luxe en provenance d’Equipage. Quant au séjour de Ballet, il se borne à singer toutes les autres cités, à grands renforts de masques et de contorsions. Au fil de ces trois escales mondaines on assiste à une imperceptible dérive du paysage initial qui, d’enchanteur, se fait illusionniste. La note finale se pose sur l’apparition des sirènes qui résument les séductions et les dangers de Plaisirs.

Invitation au voyage ou mise en garde ?

Hydaspe sera par conséquent bien inspiré de ne pas s’y attarder davantage. Il cingle désormais vers un autre promontoire, celui d’Emploi où la gloire militaire étouffe la renommée des belles-lettres. A la faveur d’une symétrie un peu inopinée dans cette trajectoire essentiellement linéaire, le Temple de Courage s’y érige en regard du Temple de Renommée. On y retrouve par conséquent Louis XIV, devenu “le grand Alcandre” : le conquérant des coeurs s’est désormais mué en chef militaire dont Condé et Turenne encadrent de part et d’autre la glorieuse figure (p. 85). L’effet de symétrie se prolonge : au Golfe d’Amourettes répond celui de Brigues, qui abrite à son tour deux îles, Espérance et Crainte que sépare le Détroit de Rivaux. S’il réussit à franchir sans encombre les écueils que recèle cette géographie aventureuse, Hydaspe parviendra au Port de Secret, retraite obscure dans laquelle on communique à travers un langage codé. L’articulation entre la carrière militaire et la diplomatie coïncide avec une nouvelle émergence de l’ambiguïté. A la franchise des armes se substitue le registre incertain de démarches risquées. Une fois de plus, le discours anti-aulique demeure sous-jacent. Il habite la démarche paradoxale de cet Hydaspe diverti de sa retraite pour achever, dans “un antre noir où le soleil ne porte qu’à peine la pointe de ses rayons”, son inlassable course aux honneurs. Le spectre réitéré de l’échec toujours menaçant contribue par ailleurs à hypothéquer les attraits d’une carrière où il convient d’être constamment sur le qui-vive. Le discours initiatique cède progressivement à la parole d’avertissement. A la lumière du parcours simulé que lui propose la voix narratrice, Hydaspe aurait quelque raison d’hésiter à franchir le pas. Et cela d’autant que le récit se clôt sur l’exemple du “malheureux Oronte” succombant à l’Ecueil de Confiance (p. 92). Faut-il rappeler qu’Oronte est, dans La Clélie, le nom de berger de Fouquet ?

Hydaspe échappera, il va sans dire, à un sort si funeste. Sa prudence, au contraire, le conduira dans l’orbite du Prince dont il contemplera à loisir la splendeur. Si La Carte de la Cour s’achève sans surprise sur l’éloge de Louis le Grand, le discours encomiastique repose moins sur les titres de gloire communément évoqués que sur les valeurs de civilité promues tout au long de l’ouvrage : “il tempère sa majesté d’une si grande douceur qu’il regarde tout le monde, et souffre que tout le monde le regarde; [il] parle à chacun et permet que chacun lui parle; et s’il fait un pas, c’est toujours pour le soulagement de ses sujets, et pour la gloire de son royaume” (p. 94). La majesté du roi s’incarne dans une sollicitude parfaite dont la Renommée proclame les bienfaits jusque dans les lieux les plus secrets. A telles enseignes “qu’il n’est point de solitaire si retiré du commerce des hommes qui ne les connaisse”.

Cette révérence ultime renvoie le narrateur à son point de départ, non sans une discrète ironie : si l’objet même de la quête courtisane est perceptible jusque dans les espaces les plus retirés, à quoi bon se risquer à un parcours aussi douteux ? La contradiction latente de cet éloge de la cour placé, à son point de départ et à son arrivée, sous le signe de celui qui en dédaigne ostensiblement les avantages, ne contribue guère à l’intelligence de ce texte étrange.

Dans le double sillage de La Clélie et de La Nouvelle allégorique, l’opuscule de Guéret présente, tant dans sa manière que dans sa matière, des traits parfaitement identifiables. En revanche, il est malaisé de saisir les intentions d’un auteur dont les arrière-pensées parasitent régulièrement la visée première. L’injonction adressée à Hydaspe paraît en effet traversée de réticences propres à en déconstruire partiellement les effets. Partiellement, car ces remises en cause sont trop occasionnelles pour démystifier complètement les attraits de la cour. Parlera-t-on d’une apologie relativisée par un “oui, mais…” ? La portée de cet opuscule réside sans doute dans une équivoque délibérément entretenue. Par son énonciation prospective, il se présente essentiellement comme un ouvrage d’initiation, propre à aiguiller un débutant dans les méandres inextricables de la cour. Néanmoins, il est bien évident que le jeu des allégories enchâssées ne saurait s’adresser à un lecteur non averti des règles en usage parmi les courtisans, ou des agissements dont ceux-ci se prévalent. Si la fiction est susceptible de plaire, c’est parce qu’elle donne à reconnaître, sous un éclairage oblique et souvent plein d’humour, les composantes d’un paysage familier. Aussi le prétendu livre d’initiation est-il en réalité un livre d’initiés, dont le sel tient à la présentation décalée des évidences qu’on a cessé de voir. C’est aux habitués de la cour que s’adresse cette description d’un quotidien ravivé par la naïveté du novice qu’il faut guider et avertir. En invitant son public à s’observer sous l’angle d’un autre regard, et partant à sourire de ses travers, voire à prendre la mesure de ses absurdités, Guéret annoncerait-il indirectement Les Lettres persanes ? Il se place résolument, en tout cas, dans la perspective des Précieuses ridicules … ou du Parnasse réformé.