Le Caractère de la Sagesse Payenne (synopsis)
Le / Caractère / de la Sagesse / Payenne, dans les vies / des sept / sages grecs. / Enrichies de leurs portraits / tirez en taille douce. Par M. G. Gueret, / Advocat en Parlement, / A Paris, / chez la Veuve Nicolas Trabouïllet / Au Palais, en la Galerie des Prisonniers, à la Tulippe. / MDCLXII. / Avec privilège du Roy.
L’Epître dédicatoire est adressée “A Monseigneur de Caumartin, conseiller ordinaire du roi, en ses Conseils d’Etat et privé, et Maître des Requêtes de son Hôtel”. Elle décline à l’envi les vertus du destinataire, qu’il convient d’évoquer par prétérition en vertu de sa grande modestie. Ce détour topique favorise le recours à un autre poncif de l’éloge, qui consiste à évoquer les ancêtres. En l’occurrence, Louis François Lefebvre de Caumartin (1624-1687) est le petit-fils du garde des sceaux de Louis XIII. C’est l’occasion pour Guéret d’exalter dans cette famille une tradition juridique du meilleur aloi.
Cette dédicace ne donne que peu d’éclairages sur la situation de Guéret par rapport à ce magistrat de haut rang auquel le rattachent peut-être des liens de clientèle. Il mentionne à tout le moins la bonté dont Caumartin a gratifié l’un de ses proches.
A l’éloge du dédicataire s’associe, comme le veut le genre du discours préfaciel, une justification de l’ouvrage présenté. La Sagesse païenne répond à un double besoin : la curiosité générale du public à l’endroit de la culture antique, considérée comme une source essentielle de la production moderne, et surtout l’absence de tout ouvrage consacré aux “sept sages de la Grèce”, en porte-à-faux avec leur réputation.
Il est vrai que la “syllogè” progressivement élaborée dans la tradition grecque à partir de Platon (Protagoras, 343, a-b), de Diogène Laërce ou de Démétrius de Phalère, et que réactive Plutarque au début de l’ère chrétienne dans son Banquet des Sept Sages, n’a pas été systématiquement exploitée en langue française. On retiendra tout au plus un recueil d’apophtegmes traduit par Charles Fontaine en 1557 sous l’enseigne du Dit des Sept Sages. Les sages de la Grèce n’en sont pas moins bien présents dans la culture du temps, et dans la culture mondaine en particulier comme l’atteste la réécriture du Banquet des Sept Sages que propose Le Grand Cyrus (IX, 2). Tout en faisant mine de réparer une lacune, Guéret s’insère en réalité dans un créneau prometteur. Un bref avertissement au lecteur justifie ensuite les libertés prises par Guéret à l’endroit de certaines légendes véhiculées par la tradition. L’auteur préfère les éliminer pour s’en tenir aux faits les plus consensuels.
Une préface enfin explicite la réputation d’excellence des philosophes évoqués dans le recueil. Si elle constitue bien la marque divine qui distingue l’homme des animaux, la sagesse se manifeste sous des formes différenciées. Elle peut n’être qu’une forme d’habileté technique ou une maîtrise du savoir; elle peut s’élever à la connaissance universelle; mais elle n’acquiert son rayonnement parfait que lorsqu’elle associe à cette vocation intellectuelle la pratique des vertus, qui la dirige vers la contemplation de son origine. Le divin pourvoyeur de la sagesse, furtivement désigné sous les traits de la Providence, se présente avant tout comme le créateur de l’univers, dont la trace est perceptible au sage dans tous les visages du monde qui s’offrent à sa vue. Revenu des spéculations dont il déduit l’immortalité de l’âme, le philosophe s’applique à pallier la fragilité humaine en apportant son concours à la vie politique. Son inspiration, dominée par la recherche de l’équilibre, s’appuie sur une pratique confirmée de l’éloquence, grâce à laquelle il obtient l’adhésion de chacun. Mais son influence tient essentiellement à l’intégrité de son caractère qui, suivant les circonstances, se décline en termes de justice, de modération, de courage, de tempérance. La nature pondérée de cette sagesse en écarte toutes les déviations fâcheuses, à commencer par “cette constance ridicule des stoïciens” dont Guéret s’attarde à dénoncer l’artifice : “ils [les sages] n’étaient point du nombre de ces philosophes présomptueux que la chute du monde entier n’aurait pas pu faire pâlir, et qui, au milieu de toutes ses ruines, se seraient toujours maintenus dans une assiette inébranlable”. Cette méfiance à l’endroit du stoïcisme situe bien Guéret dans la mouvance mondaine, à l’encontre du milieu de la robe où la philosophie du Portique reste encore à l’honneur.
La présentation des sept sages est à chaque fois précédée d’un portrait gravé, en vignette, auquel s’adjoint un quatrain soulignant l’originalité d’un parcours philosophique. La configuration éditoriale de cette page initiale en fait à la fois une invite à la lecture et un aide-mémoire. Le bref récit biographique est suivi d’un choix de sentences.
L’intérêt que revêt ce recueil pour éclairer la personnalité de Guéret tient naturellement moins à son contenu documentaire qu’aux inflexions singulières qui reflètent la personnalité de l’auteur.
La vie de Thalès le Milésien
La noble ascendance de Thalès est présentée comme une des explications de ses vertus et de ses talents.
Ses dons prodigieux pour la philosophie l’inclinent naturellement à la spéculation; mais ils sont équilibrés par un attachement à sa patrie qui l’invite à quitter les méditations abstraites au profit d’une réflexion politique.
C’est à tort que les Grecs ont vu en lui le père de la philosophie. Mais on leur pardonnera aisément cette erreur, puisqu’ils ne pouvaient deviner que “cette science éthérée ait été infuse à notre premier père dans toute sa perfection et dans tout son accomplissement” (p. 8-9). On notera ici la concurrence explicite de deux vérités, celle de la Révélation chrétienne, dont la priorité reste attestée, et celle de la tradition antique, dont les failles éventuelles ne semblent pas porter à conséquence.
La réflexion philosophique de Thalès traque essentiellement les mystères de la nature.
Sa perspicacité dans l’observation des astres a pour conséquence de l’enrichir. Parce qu’il a été en mesure de prévoir une bonne récolte, il achète des oliviers dont il tire un grand profit. Cette anecdote ne saurait être portée à son discrédit puisque “dans les premiers siècles, c’était un emploi honorable que celui de marchandise” (p. 13). Le détail est piquant, d’autant que Guéret a copieusement exalté la noblesse du philosophe. Faut-il y voir un reflet de l’évolution des mentalités analysée par Jean Rohou (Le XVIIe siècle. Une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002) ? A cet égard, les chapitres consacrés à Donneau de Visé “entrepreneurs des lettres” dans la thèse à paraître de Christophe Schuwey apporteront un enseignement précieux.
Thalès se refuse au mariage, celui-ci étant incompatible avec la vocation de philosophe.
La vie de Solon
Le début du récit souligne la noblesse de celui qui sut allier les lettres et les armes, sans s’appesantir toutefois sur la valeur guerrière de Solon.
C’est manifestement le législateur qui intéresse Guéret. Non seulement il souligne la clarification que Solon apporte au code d’Athènes, mais il commente une série de lois précises, relatives au châtiment des fautes, au droit des citoyens par rapport à ceux qui les gouvernent, aux conditions du mariage, aux héritages. Les exemples choisis sont tous transposables dans la société contemporaine de l’auteur.
Les rapports tendus entre Solon et Crésus, que le philosophe refuse de proclamer heureux en dépit de ses richesses, sont l’objet d’une narration détaillée assortie de considérations morales.
La vie de Chilon Lacédémonien
L’absence de témoignage précis quant à la naissance de Chilon laisse entendre que les héros de sa sorte naissent directement de la volonté des dieux.
Les anecdotes relatives à Chilon, élu au nombre des éphores de Sparte en raison de son intégrité parfaite, constituent une mise en garde contre toutes les formes de corruption morale, du népotisme à la passion du jeu.
La vie de Pittacus
Au chapitre des origines, Pittacus se signale par son statut de self-made man qui autorise l’auteur à stigmatiser - en contradiction avec tout ce qui précède - la valeur ambiguë d’une noblesse reçue en héritage :”C’est le caractère d’un héros de s’ennoblir par lui-même et de commencer les premiers pas de sa carrière où ses prédécesseurs l’ont terminée” (p. 86). La révocation en doute de la transmission automatique des acquis de la noblesse n’est pas anodine, ce présupposé constituant l’une des assises majeures de l’ordre social tel qu’il prévaut pour Guéret et ses contemporains. La réflexion morale portant sur les valeurs nobiliaires est néanmoins dans l’air du temps, notamment chez La Mothe Le Vayer. Le Dom Juan (1665) de Molière offre un relais de cette attitude critique.
L’amour que Pittacus voue à sa patrie l’amène à se dévouer pour son salut. Il vainc en combat singulier le champion des Athéniens qui assiègent sa ville de Mytilène, dont il se voit ensuite confier le gouvernement.
Pittacus est assez philosophe pour aborder le mariage et ses inconvénients notables dans un esprit de complète abnégation : il lui importe d’avoir des fils à qui léguer sa vertu.
Sa vie se caractérise par la magnanimité : il pardonne au meurtrier de son fils, refuse les biens que lui offre Crésus, quitte le pouvoir après dix ans d’exercice.
La vie de Bias
Comme Pittacus, Bias peut se prévaloir d’origines obscures, tout à sa gloire, puisqu’il devient ainsi “lui-même l’artisan de sa noblesse (p. 102).
La sobriété des désirs se colore, chez lui, d’accents héroïques : “il se contenta par avance de remporter pour le prix de ses belles actions la gloire de les avoir faites”.
Sauveur lui aussi de sa patrie Priène, assiégée par Aliatès, roi de Lydie, il invente un stratagème ingénieux pour abuser l’ennemi. Si le procédé tranche avec la vision coutumière de la vaillance héroïque, Guéret remarque qu’il a le mérite de d’épargner les flots de sang liés d’ordinaire aux victoires.
La gloire essentielle de Bias réside, aux yeux de l’auteur, dans l’exercice du métier d’avocat, qu’il pratique avec une loyauté parfaite, et un succès constant. Il meurt en prononçant une dernière harangue, en faveur d’un ami.
La vie de Cléobule
La noblesse de Cléobule est manifeste, puisqu’il descend d’Hercule, mais l’auteur n’aborde ce motif que par prétérition, en accord peut-être avec les considérations qui introduisent les deux vies précédentes.
L’excellence du sage de Rhodes, qui dont la réputation surpasse, aux yeux des philosophes, le célèbre colosse qu’on admirait dans cette île, est indicible. En guise d’hyperbole, Guéret recourt au motif topique de la nature usée, incapable désormais de produire les merveilles dont elle était coutumière en son jeune âge.
Cléobule lui aussi se résout au mariage par vertu. “Il crut qu’il n’appartenait qu’aux esprits faibles de ne pouvoir souffrir les incommodités d’une femme, et que pour nous récompenser des peines que nous en recevions, c’était assez qu’elle nous donnât un enfant de bonne espérance” (p. 128).
Son mariage de raison est effectivement récompensé par la naissance de Cléobuline, qu’un philosophe contemporain compare au phénix, puisqu’elle a le rare privilège de briller et par sa beauté, et par son esprit. On notera au passage que Cléobuline fait l’objet d’une histoire dans Le Grand Cyrus (VII, 2).
En marge du discrédit implicitement porté sur le mariage, Guéret s’empresse de rectifier le tir : “Sans chercher dans notre siècle qui nous fournit des femmes et savantes et politiques, de quoi convaincre l’erreur de cet ancien, l’antiquité même nous fait voir pour une Cléobuline des Diotimes, des Zénobies, des Aspasies et beaucoup d’autres qui sont l’ornement de nos histoires” (p. 130).
Cléobule dont les talents politiques ne sont pas en doute ne s’est pas mêlé des affaires de la cité, conscient que toute l’énergie dépensée pour la patrie compromettait l’effort nécessité par la présence à soi-même. Il a mis donc tout son soin à veiller sur son âme, dans la solitude, et à cultiver la poésie.
La qualité des sentences données en exemple atteste l’opportunité de son choix.
La vie de Périandre
Périandre, tyran de Corinthe, ne mérite pas d’entrer dans la compagnie des sages à laquelle il est associé en vertu du célèbre banquet où il les a conviés.
Les sévices qu’il multiplie, tant à l’égard de sa propre famille que des habitants de la cité, sont trop horribles pour être contés. Guéret en donne pourtant quelques exemples, assortis de commentaires accablés.
Les sentences de Périandre, qui valent celle des autres sages, seront goûtées à la manière des abeilles, qui font leur miel de toutes fleurs.
En résumé, Les Caractères de la Sagesse païenne correspondent d’assez près à l’image que l’on peut se faire d’une première publication. La matière en est consensuelle. Elle présente un florilège philosophique point trop ardu, dans la mesure où il s’agit avant tout de sagesse pratique. La Grèce évoquée à travers les grands hommes qui l’ont illustrée est à proprement parler une belle infidèle, dont les moeurs se coulent aisément dans les usages contemporains. Qu’il s’agisse des considérations sur le double visage de la noblesse, reçue en héritage ou conquise par son propre génie, de la mise en scène de l’héroïsme politique, de l’attention accordée à l’appareil législatif propre à assurer la cohésion sociale, tous les propos que suscitent ces vies exemplaires sont susceptibles d’être intégrés à la conversation polie. Qui plus est, ces thématiques convenues se conjuguent avec des narrations riches en rebondissements, servies par leur brièveté même. Guéret semble avoir capté dès son premier essai le délicat équilibre entre le souci d’instruire et la nécessité de plaire.
Cette analyse bute cependant sur un léger obstacle : comment y intégrer les considérations répétées sur l’incompatibilité de la vie conjugale et de l’exercice de la philosophie ? La suspicion qui entoure ces épouses à peine tolérées par leur sage conjoint ne se situe-t-elle pas aux antipodes des valeurs chères aux mondains ? A moins précisément qu’il ne faille lire au second degré cette manifestation obstinée de la misogynie philosophique, qui prend dès lors l’allure d’un réflexe de pédant. Le couplet à la louange des “femmes savantes de notre temps” placé en regard du portrait de Cléobuline tend à confirmer une telle interprétation.