Le Parnasse réformé n’est pas un écrit polémique au service d’une tradition ou d’une orthodoxie esthétique. Nous inclinons à y voir un pamphlet humoristique, destiné à faire sourire un public d’initiés aux mécanismes de la vie littéraire. L’humour l’emporte sur l’ironie : on chercherait en vain dans ce texte la moindre trace de ressentiments. Il s’agit moins de dénigrer que de s'amuser, tout en agissant subtilement sur les représentations du champ littéraire dans le second XVIIe siècle.
Tout en reprenant à l’héritage lucianesque la formule du dialogue des morts, Guéret la décline souvent dans le registre farcesque, celui de la “querelle de cuistres” que Molière exploite dans le Mariage forcé (1664) et les Femmes savantes (1672). Les entreparleurs indignés qui se succèdent sur la scène agitée du Parnasse s’ingénient avant tout à promouvoir leur propre enseigne. Mais le heurt de leurs prétentions contraires s’apaise dans une réprobation commune à l’endroit de l’éthique mondaine, qui ramène le métier d’écrivain à l’art de divertir : “ils ne jurent que sur le badin et l’enjoué et, pourvu qu’ils soient les héros de quelques ruelles, qu’ils y reçoivent un peu d’encens, ils renoncent aux honneurs publics et aux applaudissements du Sénat” (p. 43). Ce verdict prononcé par Cicéron se traduit comme un constat de rupture : au prestige de l’”auteur”, vénéré comme un monument inaccessible à l’injure du temps, s’est substituée la stratégie habile de l’écrivain à la mode, à la recherche de l’approbation immédiate du plus grand nombre. L’élargissement du public a pour conséquence une évaluation à nouveaux frais de la réussite, voire de la valeur littéraire. Telle est bien la thématique centrale du Parnasse réformé.
Au fil des dialogues ordonnés autour des principaux axes de la production littéraire - de la traduction des Anciens aux romans, en passant par l’éloquence, la poésie et le théâtre, avec quelques incursions dans le registre du burlesque et de la galanterie - le public contemporain est invité à revisiter, sous forme récréative, toute une série de questions disputées qui lui sont familières. En vertu de la position surplombante que leur confère le séjour du Parnasse, les témoins de ces débats se prévalent d’un regard distancé, comme le sera bientôt, dans un contexte un peu différent, celui des Persans de Montesquieu. Ils décrivent de l’extérieur, avec étonnement, quand ce n’est avec exaspération, des manifestations de la vie culturelle qui, aux yeux de Guéret et de ses contemporains, appartiennent au cours des choses.
Les prises de position des divers interlocuteurs reflètent la logique identitaire de chacun d’entre eux. Celui qui parle s’inscrit à chaque fois dans une posture définie, associée à sa réputation et à sa signification dans la tradition culturelle. Mais cette cohérence n’est pas imparable, parce qu’elle ne constitue pas une fin en soi. Elle ne résiste jamais à l’occasion de glisser un bon mot ou une allusion plaisante. Ainsi Ronsard, présenté comme un esprit grincheux opposant l’idéal de la Grande Poésie à la production facile, peut occasionnellement rejoindre l’agacement des contemporains face à l’avalanche des recueils de Poésies diverses. Cette coïncidence ne lui donne pas pour autant raison sur toute la ligne. L’auteur du Parnasse réformé s’ingénie avant tout à rendre compte de l’évolution présente de la vie littéraire. C’est à cette seule fin qu’il peuple son petit théâtre de quelques voix retentissantes, dont il ne se préoccupe pas de reproduire le timbre exact.
Ce plaidoyer latent en faveur de l’actualité invite-t-il à voir dans notre opuscule un prodrome de la Querelle des Anciens et des Modernes ? Les Anciens qui viennent présenter leurs doléances à Apollon sont certes des “fâcheux”. On trouve toutefois parmi eux des esprits conformes aux options mondaines, comme par exemple Martial et Apulée, déplorant la traduction émasculée de leurs écrits. En face de ces poètes décomplexés, les traducteurs modernes n’ont pas le beau rôle, même s’ils prétendent diffuser la tradition antique en l’adaptant aux attentes des contemporains. A la formule attendue, Modernité galante vs Anciens, qui semble dominer le Parnasse réformé, on voit tout à coup se substituer un énoncé plus subtil : Modernes dévots ou scrupuleux vs Anciens “libertins”. Des changements de cap de ce genre font toute la saveur de ce petit livre, dont la substance ne saurait se réduire à une quelconque thèse. Guéret montre, bien plus qu’il ne démontre. Au gré de lignes fuyantes, les propos alternés dont son narrateur se fait l’écho rendent compte avant tout de l’atmosphère échauffée qui prévaut dans un espace concurrentiel où chacun revendique sa part.
Guéret n’en affirme pas moins sa sensibilité moderne. Sa propre démarche correspond du reste assez bien à ce que les Anciens, dans son dialogue, décrivent comme de l’opportunisme. On devine un véritable souci de carrière dans la succession régulière, entre 1662 et 1669, d’essais littéraires en phase avec l’actualité. Il emprunte en effet les voies qui lui semblent les plus prometteuses, à l’exception de la fiction. Les modèles qu’il imite - allégorie littéraire, carte, promenade - appartiennent à un type de production au succès commercial assuré. Pour flatter un lectorat épris de divertissement et de nouveauté, il est naturellement amené à ridiculiser les représentants d’une tradition humaniste assimilée à la pédanterie. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il tire un trait sur l’Antiquité. Il convient au contraire de s’en inspirer, mais pour en faire du nouveau, et non pour assurer par un culte respectueux la survivance des oeuvres du passé. Comme le dira bientôt Toinette, « Les Anciens sont les Anciens… » En conséquence de quoi, les hôtes du Parnasse qui se disputent pour présenter leurs revendications auprès d’Apollon sont à considérer comme des repoussoirs destinés à mettre en valeur la culture moderne. Ils ont une signification essentiellement symbolique. Leurs propos et leurs arguments ne sont pas à enregistrer en tant que tels, mais seulement dans la mesure où ils permettent, a contrario, de manifester le triomphe de la culture nouvelle.
Cela dit, n’y a-t-il pas quelque contradiction entre le profil d’un auteur à la mode et la figure rangée d’un avocat en Parlement ? Comment concilier les “deux visages” de l’auteur du Parnasse réformé ? Faut-il imaginer un “Guéret du matin”, penché sur les litiges spécieux que l’on soumet à son expertise, et un “Guéret du soir”, à l’affût des propos galants qui s’échangent dans les ruelles ? Pareille dichotomie tiendrait peu compte des relations étroites qui se sont progressivement tissées entre la robe et le registre de la mondanité. Une gravure de la Galerie du Palais, dans les Nouvelles Nouvelles de Donneau de Visé, suggère la cohabitation naturelle des deux univers, qui appelle encore une étude à part entière.