Dénoncer (chez les autres) la "démangeaison d'écrire", c'est recourir à une formule plaisante dont l'usage n'a toutefois rien d'anodin.
Un motif topique
Calque approximatif du scribendi cacoethes de Juvénal (Satire VII, v. 52), la formule, mise peut-être en circulation par La Mothe Le Vayer, semble se répandre très vite dans le milieu littéraire, ainsi que l'atteste sa présence dans une scène majeure du Misanthrope (I, 2, v. 346). Les auteurs du site Molière 21 en relèvent diverses attestations. Guéret en fait lui-même par deux fois usage dans son Parnasse réformé (p. 11 et 77). Dans un registre voisin, il évoque la "démangeaison de parler" qui affecte Scarron (p. 28).
Jean-Marc Chatelain souligne la relation entre la réactualisation de ce topos à la période moderne et la croissance exponentielle de la librairie, que les bibliothécaires s'efforcent de contenir et de gérer. La dénonciation de la démangeaison d'écrire revient par exemple à plusieurs reprises chez Adrien Baillet, auteur du Jugement des savants (1685-1686).
Replacée dans son contexte original, la démangeaison d'écrire s'entend comme un paradoxe. La Satire VII de Juvénal est en effet tout entière dédiée à la misère des gens de lettres. En regard du mépris que recueille leur labeur, l'acharnement des écrivains apparaît à la fois dérisoire et héroïque. On rejoint, dans une certaine mesure, le topos du poète crotté sur lequel Guéret s'attardera avec une certaine insistance.
Qu'est-ce à dire ? Vue sous l'angle d'Alceste, la démangeaison d'écrire évoque la prétention ridicule au gré de laquelle chacun s'improvise auteur. En même temps qu'une conception élitaire de l'exercice des lettres, cette attitude ironique suppose la réserve du gentilhomme peu soucieux de se compromettre dans une carrière encore marquée d'un signe ambigu. Parallèlement, et de manière plus oblique, l'expression pourrait se lire comme un hommage à la ténacité de ceux qui persistent dans une carrière lourdement hypothéquée. Au point que le symptôme d'un mal fâcheux - avant de s'entendre comme une manie, cacoethes désigne une tumeur - devient un signe de vitalité.
Orientation bibliographique
Jean-Marc Chatelain, " L'excès des livres et le savoir bibliographique. ", Littératures classiques 2/2008 (N° 66) , p. 143-160
Christophe Schuwey, « Aux enseignes de papier : les recueils comme plateformes de publication », Genèse des corpus littéraires à l'âge classique, Paris, CELLF, 2013, p. 33-39.