Discours critique et allégorie
L'inscription du débat critique dans un cadre fictif et intemporel pourrait correspondre à l'instabilité des repères, caractéristique d'un paysage culturel en mutation permanente.
Discours critique et espace fictif
La production critique du XVIIe siècle s'exprime largement par le biais de constructions fictives : songe prophétique, dialogue des morts, guerre des livres ou des auteurs, pompe funèbre, Temple de mémoire, et enfin voyage au Parnasse.
Le voyage au Parnasse fait l'objet de mises en oeuvre très variées, qui ne relèvent du reste pas toutes du domaine littéraire. L'apparition répétée du procédé entre 1650 et 1670 autorise Delphine Denis à évoquer une véritable "chaîne textuelle", occasionnellement revendiquée comme telle par des références intertextuelles. Ses maillons les plus significatifs sont évoqués en 1739 par Gachet d'Autigny qui, dans sa Relation d'une assemblée tenue au bas du Parnasse pour la réforme des belles-lettres, se réclame explicitement des ouvrages suivants :
Furetière, Nouvelle allégorique (1658)
Guéret, Le Parnasse réformé (1668) et La Guerre des auteurs anciens et modernes (1671)
Caillères, L'Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes (1688)
A ces titres, il convient d'adjoindre :
Madeleine de Scudéry, "Le Songe d'Hésiode", Clélie, VIII, 1658.
Charles Sorel, Relation véritable de ce qui s'est passé au Royaume de Sophie, 1659.
Jean Donneau de Visé, "Extrait d'une lettre écrite du Parnasse", Nouvelles Nouvelles, III, 1663.
Charles Sorel, "Le Nouveau Parnasse ou les Muses galantes", Œuvres diverses, 1663.
L'autorité fait place au débat
Les débats reflétés dans ces divers opuscules se distinguent des querelles antérieures - autour des lettres de Balzac, autour du Cid etc . - par leur caractère distancé. Il s'agit moins de prendre position que de faire comparaître les tenants de courants contradictoires. La part de l'humour n'est pas à minimiser dans ces mises en scène, ainsi qu'en témoignent avec Guéret des auteurs comme Sorel, Furetière ou Donneau de Visé. Il n'en reste pas moins difficile de réduire à la seule dérision la visée de ces opuscules.
Faut-il considérer, comme le proposait Marc Fumaroli, que cette formule renouvelée de la critique maintient une "fonction régulatrice" ? Les ouvrages en question se présentent bien davantage comme la manifestation des incertitudes liées à la reconfiguration des valeurs esthétiques, dans une période où, précisément, le fondement de l'autorité est révoqué en doute, sous la pression d'une domination nouvelle, qui est celle du public consommateur. Parler de la vie littéraire consiste dès lors à exposer les forces en conflit, sans parti pris.
Pour expliquer l'apparition remarquable à une époque donnée de cette forme particulière du discours critique, Delphine Denis emprunte à Dominique Maingueneau le concept de "paratopie", discours constituant son objet. A une époque où l'autonomisation du champ littéraire est encore en devenir, le recours à la fiction allégorique permettrait d'ébaucher un espace séparé où les questions disputées seraient envisagées sub specie aeternitatis. Cependant, une telle approche suppose, sinon la résolution des conflits latents, du moins la conviction qu'une vérité finira par s'imposer. Or l'attitude de Guéret se signale avant tout par une prise de distance amusée, renvoyant dos à dos les instigateurs de débats sans fin. L'intervention énergique d'Apollon qui décide de couper court souligne à elle seule l'arbitraire des positions antagonistes. Et la nature des préceptes édictés par ce juge pince-sans-rire tend essentiellement à prolonger la confusion. En d'autres termes, dire le désordre n'équivaut pas à l'éliminer. Au contraire, Guéret s'en accommode à plaisir, dans la mesure où il y puise toutes sortes de paradoxes à offrir à un public friand de telles matières.
Cela étant, on hésitera à juste titre face à une interprétation qui réduirait exclusivement le projet du Parnasse réformé à une visée divertissante. Le peu qu'on sait de la personnalité de Guéret n'invite pas à voir en lui un simple amuseur public. S'il est sensible à l'absurdité des conflits incessants qui agitent la vie littéraire de son temps, il n'exclut probablement pas que ce chaos préside à l'émergence d'une culture à venir. Mais il se garde bien de jouer les prophètes. D'où l'efficacité pragmatique du décor conventionnel du Parnasse, dont le décalage programmé reflète sans parti pris les incertitudes d'un paysage culturel devenu largement insaisissable.
Orientation bibliographique
Delphine Denis, Le Parnasse galant : Institution d'une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Champion, 2001.
Jeffrey Peters, « L’allégorie est-elle une cartographie? Vers un diagrammatisme poétique de la première modernité. », [à paraître].
Delphine Denis, "Savoir la carte", Etudes littéraires, 34, 2002, p. 179-189.
Delphine Denis, "Manières de critiquer : les fictions allégoriques", La Critique au présent. Emergence du commentaire sur les arts (XVIe-XVIIIe siècles), éd. Sara Harvey, Paris, Garnier, 2018.
Marc Fumaroli - "L'allégorie du Parnasse dans la Querelle des Anciens et des Modernes", Mélanges Duchêne, Tübingen, Günther Narr, 1982, p. 523-534.
Antoine Furetière, La Nouvelle Allégorique, éd. de Mathilde Bombart et Nicolas Schapira, Toulouse, Société de littératures classiques, 2004.