– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

Divers Traités (synopsis)

Divers Traités / d’Histoire, de Morale / et / d’Eloquence, Paris, Claude Thiboust et Pierre Esclassan, 1672.

Publication anonyme, attribuée par Barbier à Pierre de Saint-Glas abbé de Saint-Ussans (Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, t. I, 1822, n° 4462, p. 341).

L’attribution à Guéret du second et du quatrième “traité” est déjà affirmée par Boucher d’Argis, qui associe ces deux textes aux travaux de l’Académie d’Aubignac.

L’Orateur

p. 53-91

La Dissertation sur l’éloquence adressée à Madame du Ménillet, dans le prolongement des Entretiens sur l’éloquence de la chaire et du barreau, annonçait, en 1666, un développement consacré à l’éloge de Cicéron. Peut-on voir dans le présent traité une concrétisation de cette promesse ? Le père de l’éloquence latine figure à tout le moins en position dominante dans cet essai, dont la composition s’inspire clairement des deux ouvrages qu’il a consacrés à la célébration de l’art oratoire, le De Oratore et l’Orator ad Brutum. A l’instar de Cicéron en dialogue avec Brutus, Guéret prend à témoin son ami Alcipe pour exalter les perfections, mais aussi pour souligner les responsabilités des artisans du discours. Ses propos seront régulièrement ponctués par l’autorité de Cicéron qui, sur toutes les questions soulevées, se présente comme la référence obligée.

La première partie du traité souligne l’éminente dignité de l’orateur, dont la vocation correspond à une exigence si élevée qu’elle ne saurait trouver dans la réalité un accomplissement parfait. Il faut donc convoquer le registre de la prétérition pour donner une idée de la chose. L’orateur ne saurait se confondre avec le philosophe, dont le discours est tenu à la plus grande prudence, sous peine de dépasser sa pensée ; il se distingue également du poète, habité par la fureur divine ; son discours est à dissocier de celui de l’historien, tenu à une scrupuleuse véracité qui le prive de tout éclat ; il redoute enfin toute comparaison avec le sophiste, dont les raisonnements douteux tendent à la manipulation des esprits. Loin de porter un discrédit sur ces diverses pratiques du discours, l’orateur se les approprie tout en se maintenant à distance. Son art ne repose sur aucune des compétences évoquées, mais il les assume en même temps qu’il les dépasse.

« Ne vous avisez donc point, Alcipe, de chercher l’orateur ou dans les philosophes, ou dans les poètes, ou dans les historiens, ou dans les sophistes ; mais reconnaissez plutôt que tous ensemble lui sont tributaires, et qu’il applique à son art ce qu’ils ont de plus excellent. Il prend des philosophes la grandeur des sentiments et la solidité des raisons ; il reçoit des poètes la richesse de l’invention et les beautés du langage ; il retient des historiens la pureté du style, et ces grands exemples qu’ils gardent chez eux comme en dépôt, pour servir de règle à tous les âges ; et il tire des sophistes cette subtilité ingénieuse qui fait une impression agréable sur les esprits » (p. 58).

Cette capacité d’intégration explique l’extrême souplesse de la parole éloquente dont la force majeure est la faculté de s’adapter aux attentes d’auditoires multiples et aux circonstances les plus variées. Le secret de l’aptum, que Guéret traduit par “convenance”, fait de l’éloquence le couronnement de la culture lettrée.

Conformément au modèle cicéronien, l’éloge de l’orateur est complété par un développement de caractère plus didactique. Après avoir rappelé les trois degrés de l’élocution - sublime, médiocre et simple - en précisant leur usage respectif, Guéret reprend à Cicéron l’idée que l’excellent orateur ne s’attache pas exclusivement à l’un de ces styles, mais qu’il les maîtrise tous trois, et qu’il en use à discrétion pour satisfaire aux requêtes de son objet et aux goûts de son public.

A cette mise au point initiale, qui place en priorité la relation entre l’éloquence et ce nous appelons aujourd’hui la communication, s’ajoute une série de remarques relatives à l’invention. Guéret semble soucieux de mettre en valeur le fondement rationnel de l’action oratoire, qui ne saurait se limiter à la seule habileté expressive. Il met en outre en garde contre une naïveté répandue qui croit que l’expérience commune suffit à alimenter le propos de l’orateur. Or les réactions naturelles qui invitent chacun à se plaindre de ses misères ou à récuser un adversaire ne sont qu’un point de départ. Faute de passer au crible d’un regard informé, ces impressions se déploient fatalement en logorrhée. Les conseils destinés à parer à une telle impasse résument les divers procédés de l’invention, tels que les enseigne la tradition scolaire. On relèvera ici la mise en situation concrète grâce à laquelle l’interlocuteur d’Alcipe échappe avec élégance aux lourdeurs d’un exposé didactique. Sans avoir l’air d’y toucher, il désigne successivement les “preuves” logiques, par exemples et par enthymèmes, les figures de pensées associées à l’éveil des affects modérés, enfin les effets pathétiques destinés à soulever les émotions vives, dont il a prescrit ailleurs (Entretiens sur l’éloquence de la chaire et du barreau) un usage restreint et exactement calculé.

Cependant, le discernement indispensable au processus de l’invention serait sans effet s’il n’était relayé par l’excellence de la forme. Il faut donc revenir à l’élocution, en insistant sur l’attitude qu’adoptera l’orateur face à la langue (p. 83 sq.). En référence aux Analogies de Jules César, traité de grammaire dont il ne reste aujourd’hui que des bribes, Guéret définit d’abord la singularité de la langue oratoire en fonction des choix lexicaux. L’orateur “qui ne travaille que pour la postérité” se gardera à la fois de favoriser les termes à la mode, et de recourir aux vocables tombés en désuétude. Une fois de plus se voit affirmé le statut dominant de l’éloquence par rapport aux autres modalités du discours. La ligne de partage entre l’orateur et l’homme de lettres repose essentiellement sur l’inscription dans le temps. Le premier projette son oeuvre dans le futur, tandis que le second n’écrit que pour son époque. Il lui est par conséquent loisible de souscrire à la mode, et de préférer les usages des ruelles aux préceptes de l’Académie. Toutefois, cette position surplombante de l’orateur ne relève pas de l’acquis. La dignité qui le soustrait au passage du temps est sans cesse à conquérir, au prix d’une négociation délicate. Résolument à l’écart des modes, il lui incombe tout aussi bien d’éviter l’archaïsme qui le condamnerait à ne point être entendu. Pour conserver l’approbation de ses contemporains, en incluant les amateurs de nouveautés, il retiendra les mots reçus de chacun et consacrés par un long usage, ces mots “qui ont vieilli avec honneur dans la langue, et qui semblent ne pouvoir périr qu’avec elle” (p. 84). Le charme de son discours tiendra moins à sa conformité aux engouements éphémères qu’à l’habile ordonnance du trésor commun. Aux élégances à la mode, il préférera l’intemporelle élégance.

Guéret ne s’attarde guère à de telles considérations, sans doute parce qu’elles ne font que refléter une opinion largement reçue. Elles nous paraissent pourtant mériter l’attention, en ce qu’elles témoignent d’une prise de conscience très claire du double statut de la vocation littéraire. Sous le signe de l’orateur, on est en présence d’une conception grave et sublime de l’exercice de l’écriture comme contribution au patrimoine universel de l’humanité. Les “auteurs coquets, qui ne veulent plaire qu’à leur siècle” désignent au contraire une pratique des lettres essentiellement vouée au divertissement, et par conséquent étroitement dépendante des structures socio-économiques environnantes. L’importance que revêt chez notre auteur la réflexion sur l’éloquence invite à penser qu’il n’est pas insensible à la version noble de l’activité littéraire. Cependant, ses ouvrages les plus originaux, dont la verve explique le succès auprès des contemporains, s’inscrivent résolument, tant par leur manière que par leur propos, dans le registre éphémère de la satire. Davantage encore, les figures les plus vénérées de la tradition antique se profilent, dans Le Parnasse réformé et dans La Guerre des auteurs, à l’image des “auteurs coquets” principalement soucieux de leur renommée immédiate. On touche ici à un paradoxe qui rend malaisée l’interprétation définitive de ces textes. A défaut d’élucider les parti pris souvent énigmatiques de Guéret, une comparaison avec La Mothe Le Vayer y projette un éclairage intéressant. L’auteur des Observations sur la composition et la lecture des livres (1668) se signale à la fois par une modération amusée dans l’exercice du discours critique, ainsi que par une évaluation détachée de la culture livresque qui tend à relativiser la hiérarchie entre les lumières du passé et les productions jugées plus légères de l’âge présent. Les options apparemment incertaines de notre critique pourraient relever d’un scepticisme analogue.

Le secret d’un style capable de survivre à l’épreuve du temps tout en rencontrant l’adhésion du public immédiat réside dans la “doux-coulante” harmonie, amplement célébrée par Cicéron. L’angle de vue que propose Guéret met l’accent sur les effets opératoires d’une prose subtilement mesurée : “Vous ne croiriez pas combien cette harmonie a de pouvoir sur l’esprit du peuple ; souvent il sera insensible aux raisons les plus puissantes, et se laissera emporter à une belle cadence ; et un orateur qui lui débitera des bagatelles magnifiquement aura l’avantage sur un autre qui lui dira les grandes choses dans un langage négligé. Ce n’est pas que le peuple sache le secret des périodes ; il ignore d’où vient ce charme qui le surprend, et il applaudit à ce qui lui plaît et condamne ce qui le choque, sans pouvoir dire pour quelle raison il fait l’un et l’autre. Mais Alcipe, ne vous en étonnez pas : la nature a placé dans ses oreilles une espèce de tribunal, qui connaît de la construction des termes, et à qui l’on doit rendre compte des moindres syllabes” (p. 85).

Ce premier traité se clôt sur l’examen de l’action oratoire, phase essentielle d’un art dont la raison d’être ne se borne pas aux exercices de cabinet. Guéret reprend explicitement, sur ce point, les recommandations de Cicéron dans l’Orator ad Brutum.

Si l’empire de l’Eloquence est plus grand que celui de l’Amour

p. 104-129

Cette seconde dissertation se présente sous les traits d’une harangue à dominante démonstrative, même si elle est sous-tendue par un principe judiciaire, voire délibératif. Guéret met en pratique les principes rappelés dans le traité précédent. Mais sa démonstration, dont l’enjeu n’excède pas le registre de la conversation galante, se fonde sur des preuves plus esthétiques que rationnelles : la multiplication des exemples tirés de l’histoire ou de la fable antique, l’usage discret des tropes et des figures de pensée, placent résolument ce petit morceau de bravoure sous le signe du placere.

Un premier développement exalte le pouvoir de l’Eloquence capable de défier toutes les formes de résistance. Son éclat se propage à la manière des rayons solaires qui pénètrent insensiblement les nuées pour les dissiper. Cette douceur insinuante, qui opère à la manière d’un charme irrésistible, récapitule en quelque sorte l’éloge de la parole harmonieuse sur lequel s’achevait L’Orateur. Telle est la puissance incomparable d’un art dont les stratégies subtiles l’emportent sur la violence univoque de l’Amour. Celui-ci ne procède que par attaques frontales, et suscite de ce fait bien des résistances. Guéret convoque à plaisir les ennemis inconditionnels de l’Amour, des mélancoliques qui lui échappent par tempérament aux cruelles qui le bannissent par vanité, en passant par les stoïciens et les savants que leur vertu ou leur passion dirigent ailleurs.

La toute-puissance de l’Eloquence ne repose toutefois pas simplement sur ses procédés séducteurs. Tout en charmant la sensibilité des auditeurs, elle est en mesure de répondre aux attentes de l’intellect. Guéret traduit cette double polarité par les termes-clés de coeur et de raison. On songe instantanément à l’antithèse pascalienne, qui en l’occurrence n’est guère éclairante, étant donné l’acception très compréhensive du mot coeur chez Pascal, où il désigne non seulement la vitalité naturelle, l’intuition, mais aussi la pensée spéculative incluant l’affectivité. Quand Guéret évoque le coeur, il pense peut-être avant tout au siège des passions que la parole persuasive est en mesure précisément de fléchir. Or si le coeur a des raisons de céder aux charmes de l’éloquence, c’est que l’éloquence est en mesure de répondre aux requêtes de la raison. C’est ce dont témoigne, parmi d’autres, l’exemple de Périclès :

Que pensez-vous qu’on ait entendu quand on a dit, de cet orateur, qu’il mêlait le ciel et la terre ? Est-ce qu’il emportait également, et le sénat, et le peuple ? Sans doute, Messieurs. Mais il y a encore un plus grand mystère, que l’on a caché sous ces paroles, c’est qu’il confondait le coeur et la raison tout ensemble ; il faisait descendre dans le coeur les lumières de la raison, il portait dans la raison le trouble du coeur, et comme l’entendement ému ne pouvait plus se défendre, la volonté éclairée ne pouvait plus résister ; voilà ce qu’on appelle mêler le ciel et la terre ; et c’est ainsi que l’éloquence triomphe de la froideur la plus endurcie, et qu’elle démonte les ressorts de l’âme.”(p. 111-112)

Alors que Pascal érige une distinction infranchissable entre les ordres du coeur et de la raison, Guéret met en valeur leur complémentarité et surtout leur interaction. La hiérarchie suggérée à travers la double métaphore du ciel et de la terre se plie tout naturellement à une dynamique irrésistible. On se souvient par ailleurs que l’opposition coeur-raison est aussi un des lieux communs les plus répandus de la culture mondaine, en relation avec la casuistique amoureuse.

En bref, la comparaison des mérites comparés de l’Eloquence et de l’Amour se résout sans conteste en faveur de la première. Fort de cet acquis, l’orateur va habilement récupérer les atouts de l’Amour pour amplifier son éloge. De même que la raison subsume les élans du coeur, les dons liés à l’Eloquence en viennent à se confondre avec les beautés de l’esprit, complément indispensable aux grâces corporelles dont se repaît l’Amour. Cette heureuse combinaison est illustrée par l’exemple de la cour :

Et à votre avis, Messieurs, qu’est-ce qui charme le plus en un courtisan ? Est-ce cette mine avantageuse et ces ajustements magnifiques ? Est-ce son nom et sa qualité ? Avouez que tout cela ne fait que du bruit, il n’y a que les âmes communes qui s’y laissent prendre, et c’était fait de nos marquis s’ils n’eussent attrapé le bel esprit. Ce dehors brillant et ces ornements souvent affectés, ne frappent rien que les yeux; c’est une disposition à aimer, mais ce n’est pas une qualité pour se rendre aimable, et sans les grâces du discours, et de l’entretien, ce sont des habits perdus et une bonne mine inutile. (p. 128-129)

Une fois de plus, la cour se présente comme la référence ultime de ce plaidoyer en faveur de l’éloquence. Une telle issue ne saurait étonner, puisque l’argument du discours constitue un bon exemple des questions susceptibles d’alimenter la conversation entre honnêtes gens. On constate néanmoins, d’un traité à l’autre, un glissement caractéristique qui s’inscrit en faux contre une perception dichotomique de la production de Guéret, qui distinguerait l’homme du Palais, émule de la tradition rhétorique, et l’apprenti mondain attentif à s’imprégner les valeurs de la cour. Les deux univers se rejoignent dans son esprit au gré d’une relation dynamique qu’il faut sans doute prendre en compte pour comprendre la culture de son temps.