Le défilé des héros de roman récriminant contre leurs créateurs récapitule une série d'arguments souvent ressassés. Ce regard satirique porté sur la fiction héroïque peut s'expliquer comme l'expression de la sensibilité nouvelle qui entraîne l'évolution de la production romanesque au tournant de 1660. Il convient néanmoins de s'interroger sur l'approche essentiellement burlesque d'une question dont l'enjeu moral, aussi bien qu'esthétique, n'a pas échappé aux contemporains de Guéret.
La complainte des héros de roman
La succession des plaignants qui assaillent de leurs doléances les "romanistes" auxquels ils imputent à la fois les défauts de leur caractère et les bizarreries de leur destinée produit un effet comique. L'histoire du genre romanesque, dont le défilé des héros respecte la chronologie conventionnelle, d'Héliodore à La Calprenède, y est curieusement actualisée par le biais de héros soudain dotés d'une existence autonome. En s'échappant du livre qui les maintenait dans le registre inoffensif de discours contrôlés par l'auteur, ils s'emparent de cette parole sur laquelle était fondée leur existence pour en faire l'instrument de leur affirmation rebelle. Leurs griefs particuliers se relaient dans un long réquisitoire qui met en cause la pratique indiscrète du langage liée au genre romanesque : à tant faire parler les héros de roman, il ne faut pas s'étonner qu'ils prennent un jour la parole pour vous dire leur fait.
La joyeuse revanche des figures de papier reprend sur nouveaux frais la liste bien connue des critiques soulignant les impasses du modèle inauguré par L'Astrée. Cette censure, dont Camille Esmein fait remarquer qu'elle se développe parallèlement à la vogue du roman héroïque, sera régulièrement systématisée à partir de 1660, alors que s'ébauchent les orientations nouvelles de la fiction narrative. Souvent véhiculée au gré de notations éparses, cette remise en cause repose sur quelques thèmes majeurs auxquels on rattachera sans peine les protestations des personnages prétendument lésés.
Le premier chef d'accusation tient aux diverses atteintes à la vraisemblance dont se rendent coupables les auteurs de roman, tant dans la conduite artificielle de récits fondés sur la multiplication des coïncidences fortuites que dans l'idéalisation stéréotypée d'un monde coupé de la réalité. La non fiabilité de l'univers romanesque compromet la visée didactique dont on se réclame, en raison de la confusion qu'elle entraîne dans les esprits. Cette ambiguïté est dénoncée avec une vigueur toute particulière à propos des ouvrages à portée prétendument historique : le flou artistique, qui plonge le lecteur "ignorant" dans l'incapacité d'établir une distinction claire entre les faits avérés et les aménagements nés de la fantaisie de l'auteur, est interprété comme une marque d'imposture. Les romanciers sont parallèlement épinglés pour leurs accommodements douteux avec la géographie.
La surenchère quantitative, source de volumes toujours plus nombreux, compromet l'intelligibilité de la trame narrative. L'intrigue principale est alourdie de redondances, enchevêtrée d'innombrables récits rapportés, et sans cesse interrompue par le descriptif des portraits ou le relevé des conversations.
Enfin, l'inscription de la production romanesque dans l'espace mondain en détermine les options stylistiques, qui calquent sans discernement les abus des modes langagières.
A cette argumentation fondée sur des critères formels se joignent des considérations d'ordre moral, qui soulignent la dégradation des vertus guerrières traditionnelles par les inflexions galantes. La part centrale que revêtent les intrigues amoureuses dans la conception même du genre romanesque suffit à éveiller les soupçons sur la vertu dont se parent avec tant d'insistance les héros. La chasteté féminine, en particulier, semble peu compatible avec les aventures fort embarrassantes où se voient régulièrement entraînées les demoiselles.
En d'autres termes, Guéret se borne à redistribuer, en fonction d'allusions romanesques propres à flatter un public assez familier avec ces matières pour s'y retrouver, un discours aisément reconnaissable. ll en renouvelle partiellement la portée à la faveur d'un tour plaisant, qui consiste à projeter les remontrances, ordinairement adressées aux auteurs de romans, dans l'indignation de créatures fictives, victimes innocentes du rôle qu'on leur fait jouer.
Le modèle du Dialogue des héros de romans
Ce type de manipulation n'est pas tout à fait original. Quelques années plus tôt, Boileau avait procédé à une mise en scène du monde romanesque dans un cadre similaire. Son Dialogue des héros de romans, composé en 1664, "à l'occasion de cette multitude de romans qui parurent vers le milieu du siècle", semble avoir été fait l'objet d'une diffusion manuscrite à large échelle, avant son édition tardive (1713). Boileau situe au royaume des Enfers la brève comédie qu'il place explicitement sous l'égide de Lucien. Pour faire face à une sédition qui sévit dans le Tartare, Pluton réclame l'assistance de guerriers prestigieux rendus célèbres par leurs exploits. Or les personnages qui se présentent à son service se révèlent de pâles répliques des héros vertueux dont ils portent le nom. Introduits l'un après l'autre par Diogène, ils défilent devant le dieu des Enfers qui se gausse tant de leurs propos galants que de leurs obsessions aberrantes. Jusqu'au moment où Mercure les démasque par l'intermédiaire d'un Français de passage, qui reconnaît en "monsieur Brutus", "mademoiselle Clélie" et leurs congénères, des bourgeois de son quartier déguisés à la mode. Condamnés à être plongés au fond du Léthé, les usurpateurs se voient en fin de compte réduits à d'inutiles lamentations : "Ah ! La Calprenède ! Ah ! Scudéry !"
La lecture de cet opuscule pourrait fort bien avoir déclenché, dans l'esprit de Guéret, l'idée d'un face-à-face entre les héros de romans et leurs créateurs. Le cadre des deux dialogues présente d'évidentes parentés : un espace d'outre-tombe propice à la pesée des âmes, autrement dit à la proclamation des vraies valeurs. Dans les deux cas, la divinité tutélaire, Pluton ou Apollon, voit son pouvoir remis en cause. Ce moment de crise va précipiter la mise en présence des camps adverses, au cours d'un débat qui permettra de démasquer les faux-semblants.
On peut donc penser que Guéret se situe en parfaite connivence avec Boileau, dont il partage l'esprit satirique. Il n'exploite que superficiellement, toutefois, le procédé dont s'inspire son collègue. Sous ses allures théâtralisées, l'indignation que manifeste Pluton, face à un Cyrus dameret qu'il faut désormais appeler Artamène, correspond à une désapprobation réelle. Boileau n'étale la "sottise" des héros convertis à la mode galante que pour mieux souligner tout ce qui les oppose à la force virile exaltée par les Anciens. Le châtiment qu'il réserve aux caricatures dérisoires des grandes figures de la fable ou de l'histoire antiques n'est du reste pas indifférent : en les noyant dans le fleuve de l'oubli, il confirme le néant d'une mode passagère dont ne demeurera pas la trace. Si léger qu'en soit le ton, Le Dialogue des héros de romans est un texte manifestement polémique. On hésite à voir une intention semblable dans le défilé des héros dont Guéret relaie le dépit. La confrontation des créatures romanesques avec leurs auteurs semble se limiter pour lui à une situation fantasque dont la vertu comique procède d'un retournement inopiné. Pour goûter au sel de ces harangues passionnées, il faut naturellement des lecteurs avertis, capables non seulement d'élucider les épisodes narratifs mentionnés de façon délibérément allusive, mais aussi de décoder les divers échos du débat critique amorcé par la vogue du roman. Il s'agit moins, pour Guéret, de se prononcer sur la raison d'être d'un genre à la mode que d'inviter ceux qui en sont féru à prendre quelque distance à son endroit. Le sourire qui imprègne ces pages est celui d'un jeu, dont les comparses jouiront du double plaisir d'exercer leurs compétences et de se glisser dans l'arrière du décor. En ordonnant l'ultime épisode de son voyage au Parnasse, Guéret s'entend manifestement à flatter son lecteur.
Questions en suspens
Cet intermède ludique résume-t-il à lui seul la position de Guéret à l'endroit du genre romanesque ? On constate qu'il n'est plus question de roman ni de romanciers dans La Guerre des auteurs : le palmarès qui, pour chaque spécificité littéraire, présente l'auteur de référence se borne à mentionner l'autorité de La Calprenède pour tout ce qui relève de la fiction narrative. Quant à La Promenade de Saint-Cloud, elle présente un éloge concis, mais appuyé, de l'auteur du Francion et du Berger extravagant, injustement décrié sous les traits de Charroselles dans Le Roman bourgeois, ouvrage considéré du reste comme un "monstre des belles-lettres" (p. 31-34). Mais dans un cas comme dans l'autre, c'est moins les romanciers qui sont en cause que les théoriciens de la littérature.
Un autre passage de La Promenade revient sur le commentaire ironique qui, dans Le Parnasse réformé, prend à partie l'Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin (p. 97; 99-100). Alors qu'Oronte se défend d'avoir une opinion quelconque à ce sujet, n'étant pas lecteur de romans, Cléante feint de disculper l'auteur incriminé, en suggérant, non sans malice, qu'Ariane est probablement ce qu'il a fait de meilleur. Il sied évidemment d'entendre : ce qu'il a fait de moins mauvais. La suite du propos a trait aux démêlés de Desmarets avec Port-Royal. Selon toute évidence, la question du roman, là aussi, n'est qu'effleurée. Comment interpréter cette curieuse tendance à l'évitement, chez un auteur qui ne saurait se targuer de la parfaite indifférence d'Oronte qui, "de [sa] vie n'[a] pas lu de roman, et n'[est] pas d'humeur d'en lire" (La Promenade, p. 99) ? Le metteur en scène du procès des romanciers semble au contraire un excellent connaisseur du répertoire romanesque, dont il déploie avec souplesse les automatismes absurdes, les invraisemblances et les épisodes compromettants.
On observera en outre que la séquence consacrée au genre romanesque dans le Parnasse réformé s'en tient exclusivement à la veine héroïque. L'alternative "comique" ne donne pas lieu à la moindre allusion, et cela même si les auteurs qui s'y sont engagés sont loin d'être ignorés. Mais l'auteur du Roman comique demeure essentiellement associé à la poésie burlesque, tandis que Sorel et Furetière, dont l'influence est décelable en maint endroit du texte, ne sauraient par définition figurer dans un Parnasse où ils ne sont pas encore entrés. Même silence sur les expériences récentes dans le domaine la fiction, en particulier sur l'arrivée des formes brèves qui, si elles ne présentent pas une rupture décisive à l'endroit de la génération précédente, n'en sont pas moins reconnues au début des années 1660 comme des innovations. Est-ce parce que leurs initiateurs sont encore bien vivants que ces tentatives sont passées sous silence, au chapitre des romans ? Guéret aurait cependant pu compenser cette lacune dans La Promenade de Saint-Cloud, où il est surtout question de ses contemporains immédiats. S'il s'abstient, c'est peut-être que la question du roman ne le passionne pas vraiment. La fréquentation des sommes romanesques a pu représenter, pour le futur avocat en Parlement, une sorte de divertissement obligé, doublé d'une initiation bienvenue à la culture mondaine. Et comme la question du roman est un lieu de controverse, il ne manquera pas de l'intégrer dans son Parnasse. Mais les espaces décisifs de la production littéraire semblent se situer pour lui bien davantage du côté de l'éloquence, voire de la poésie.
Orientation bibliographique
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Poétiques du roman, anthologie de textes critiques éditée par Camille Esmein, Paris, Champion, 2004.
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Jean-Paul Sermain, « À la casse ! » L'héritage du roman au XVIIe siècle, de Perrault à Cervantès, Littératures classiques, 2011/2, 75, p. 89-93.
Christian Zonza, « Jules César, conquérant des Gaules conquis par les femmes », Littératures classiques, 2012/1, 77, p. 113-127.