– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

Modèles et spécification générique

En associant exclusivement le génie d'un auteur au genre dans lequel il s'est le mieux illustré, Le Parnasse réformé annonce la liste des "spécialisations" qu'établira le personnage de Vaugelas dans La Guerre des auteurs. Ce faisant, il réconcilie deux conceptions apparemment antinomiques de la création littéraire : celle qui privilégie le recours au modèle, et celle qui met en valeur la singularité d'une démarche artistique.

 

C'est à Voiture que revient l'invention de la recette qui consiste à pulvériser les livres excellents pour en transmettre l'essence à ceux qui prétendent en composer de semblables (p. 79). Sans doute cette attribution n'est-elle pas un hasard. Le favori de l'Hôtel de Rambouillet a été considéré comme le rival explicite de Balzac pour ce qui est de la maîtrise du genre épistolaire. Il ne saurait par conséquent être étranger au principe de distribution des notoriétés littéraires qui préside à l'élaboration du canon moderne.

Ce type de classification semble généralement partagé par les critiques contemporains. Boileau s'en réclame au seuil de son Art poétique (I, v. 13 sq.) pour désavouer des poètes qui, comme Saint-Amant, outrepassent les bornes de leur talent en se risquant à l'aventure épique. Dans La Guerre des auteurs, Guéret, par le truchement de Vaugelas, illustrera par d'autres exemples cette leçon de modestie : Scarron se serait égaré à tort dans le registre tragique, tandis que Le Barbon de Balzac est un certificat d'inaptitude à la veine comique (p. 138). Cette liste des spécialisations littéraires, qui s'appuie sur la nécessité de s'en tenir au "naturel", sera réintégrée dans La Promenade de Saint-Cloud (éd. cit., p. 94). L'excellence ne tient pas au choix d'un registre prétendument élitaire, mais à la parfaite adéquation d'un tempérament artistique et d'une forme. Ainsi, une galanterie poétique sans prétention comme La Métamorphose des yeux de Philis en astres de Germain Habert vaut mieux que les "six cent volumes" de Jean-Pierre Camus (p. 139). Dans La Promenade, Guéret prend lui-même en charge un jugement analogue à propos de La Fontaine, dont il estime qu'il est "un peu sorti de son cercle" avec L'Eunuque adapté de Térence ou avec Psyché. "Car, si vous y prenez garde, de tout ce que nous avons de lui il n'y a que ses Fables et ses Contes que l'on puisse louer hardiment, parce que cette nature d'ouvrage tombe dans le propre caractère de son esprit" (éd. cit., p. 47). C'est en vertu d'une sélection d'inspiration voisine que sont désignés les chefs d'escadron de la Nouvelle allégorique (éd. cit. p. 18-19).

Ces attributions spécifiques reposent sur un idéal ancien, dont Jean Lecointe a naguère révélé à la fois la prégnance et les mutations successives. L'oeuvre d'art achevée présente une dimension totalisante, dans la mesure où elle réalise la maîtrise de tous les styles, de tous les registres du langage, susceptibles de refléter l'ensemble des expériences humaines. Telle est l'image d'Homère pour la tradition grecque, à laquelle répond Virgile pour les lettres latines. Imiter ces chefs-d'oeuvre, c'est automatiquement se placer dans un régime de déperdition, suivant la métaphore de l'océan d'où procèdent les rivières au parcours singulier. Mais ce déficit apparemment inscrit dans la nature des choses peut devenir le lieu d'une appréciation nouvelle. Tout en admettant la difficulté de se hisser à la hauteur d'un esprit de premier rang, Cicéron relève, dans L'Orateur (I, 3-5), qu'il n'y a pas de honte à occuper une place subalterne. Et dans le dialogue De l'Orateur (III, 6-9), il valorise l'intérêt des accents particuliers qui tous rendent hommage à l'idée universelle d'éloquence. La Défense et Illustration de la langue française reviendra sur l'honneur de courir, fût-ce en seconde ligne : "Non Homère seul entre les Grecs, non Virgile entre les Latins, ont acquis le los et réputation. Mais telle a été la louange de beaucoup d'autres, chacun en son genre, que pour admirer les choses hautes, on ne laissait pourtant de louer les inférieures" (II, 5).

Cette mise en valeur du génie secondaire survivra à l'atténuation progressive des repères hiérarchiques pour s'affirmer comme la reconnaissance d'une légitimité à l'auteur qui suit son tempérament propre. Et puisque l'on demeure dans une approche largement balisée par la grille générique, la démarche personnelle d'un écrivain s'associe tout naturellement à ses formes de prédilection.

Les palmarès qui se multiplient à partir des années 1660 pour attester, et saluer l'émergence d'un canon français, incluent volontiers, par conséquent, cette sélection génératrice de nouveaux modèles à suivre. A côté des répertoires bio-bibliographiques de La Croix du Maine et Du Verdier, relayés par La Bibliothèque française de Sorel, qui déroulent le trésor de la production moderne, on voit se développer une étude des genres : Chapelain et Huet pour le roman, Chappuzeau et Fontenelle pour le théâtre, Colletet pour la poésie. L'identité d'un auteur se définit de plus en plus par le genre dans lequel il a fait ses preuves. Le véritable talent suppose une application spécifique. Prétendre à l'universalité en matière de création littéraire équivaut dès lors à tomber dans la jactance des La Serre et autres polygraphes, dont le statut confine au néant. Comme le suggère Furetière dans la Nouvelle allégorique, il n'y a pas de mauvais écrivain : il y a ceux qui le sont, dans les limites d'un registre précis, et ceux qui ne le sont pas.

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