Les prises de position de Michel de Marolles, traducteur des poètes latins, soulignent à leur manière les rapports étroits qu'entretient la pratique de la traduction avec la réflexion esthétique. Sa manière de gérer l'incompatibilité des satiriques latins, Martial en particulier, avec les impératifs de décence et de réserve qui règlent la culture contemporaine, révèle par ailleurs l'enjeu éthique de la traduction.
Les poètes latins (Virgile, Ovide, Horace, Juvénal, Martial, Lucain, Lucrèce, Catulle, Properce) constituent la part du lion dans l'abondant corpus des traductions de Michel de Marolles, abbé de Villeloin (1600-1681). Guéret fait de ce dernier la cible de deux plaignants successifs, Horace et Martial.
Traduire les vers en prose ?
C'est en marge de sa traduction d'Horace (1652) que Marolles justifie son option pour la traduction en prose, et cela non seulement pour gagner en exactitude, mais surtout parce que la "mesure" et les "rimes trop réglées" de la versification française la rendent vite languissante, donc impropre à des textes de grande envergure. Dans la prose, en revanche, la variété "est presque infinie". Cette démonstration n'en reste pas moins déclinée sur le ton de l'apologie, l'auteur étant bien conscient des critiques qu'il va susciter : "Ce n'est donc point démonter si fort un poète comme on dit, quand on l'exprime agréablement sans la contrainte d'une mesure étrangère : mais c'est au contraire le conserver tout entier, et le faire paraître avec toutes ses forces sans rien lui ôter, et surtout en notre langue qui semble avoir pour cela des beautés toutes particulières" (n. p. ).
En prenant son appui sur le génie propre de la langue française, Marolles se prévaut du prestige de la "prose d'art", telle qu'elle s'est affirmée sous la plume de Balzac. Mais le règne de Balzac touche à sa fin - il meurt en 1654 - et la traduction des poètes, si elle veut maintenir son statut littéraire, doit se conformer aux valeurs dominantes. L'option pour les vers s'impose dans la décennie 1660, grâce notamment à l'usage ludique de la poésie que promeut l'esprit galant. Dans la Galerie des peintures, publiée par Charles de Sercy en 1663, le portrait en vers de Marolles proposé par Mme de Monbel souligne précisément la conformité de la veine d'Horace avec la galanterie à la mode :
On l'aperçoit [l'Amour] assez dans les oeuvres d'Horace,
Où le peut-on ailleurs voir de meilleure grâce ?
Comparant ses chansons à nos doux madrigaux,
Ils [les Esprits célestes, inspirateurs des poètes] pourraient bien trouver ici quelques égaux …
Ce parti pris pour les vers s'impose jusqu'en province, si l'on en croit le témoignage de Jacques Grille d'Estoublon, promoteur et secrétaire de l'Académie d'Arles, qui consacre en 1663 une fiction critique à cette question : Le Mont Parnasse, ou la Préférence entre la prose et la poésie. Pour "sauver" la cause des prosateurs, l'auteur en vient à affirmer que le meilleur de leur production est d'essence poétique. A sa manière, il suggère une dissociation de la poésie et de la versification, reprenant un questionnement déjà présent chez les poéticiens de la Renaissance, et que Boileau va placer au coeur de sa réflexion esthétique.
L'abbé de Marolles est desservi par son esprit polémique et brouillon, en particulier dans ses démêlés avec Chapelain, dont la position est sans réplique : "pour les poètes, ce serait démonter des cavaliers, comme disait Malherbe, que de les mettre en prose" (Lettre à Saint-Fleuret Bellenave, 1665). Or c'est précisément sur cette métaphore du poète ou du cavalier "démonté" que Marolles, on l'a vu plus haut, axe sa riposte. Il finira néanmoins par céder au courant dominant. Vers la fin de sa vie, il remanie en vers les traductions qu'il a d'abord rédigées en prose (Virgile, Martial). Ce revirement laisse entendre l'étroite solidarité des pratiques de traduction avec l'évolution du goût.
Traduire Martial : la quadrature du cercle
Les satiriques latins ne sont pas immédiatement consommables au vu de la sensibilité épurée qui s'impose progressivement au cours du siècle. Cette incongruité est évidente en particulier chez Martial, dont la verve volontiers brutale n'hésite pas devant l'obscénité.
Ces réserves rejoignent, pour des raisons sans doute plus esthétiques que morales, la prudence des pédagogues. La Ratio Studiorum inclut l'ensemble des auteurs latins, y compris certains satiriques, "modo sint ab omni obscoenitate expurgati". Si Martial ne figure pas explicitement dans ce syllabus, ses Epigrammes n'en ont pas moins été éditées en version expurgée par le jésuite André des Freux : M. Valerii Martialis Epigrammata... ab omni rerum obscoenitate verborumque turpitudine vindicata, Rome, 1558.
Pour s'aligner sur les normes que lui impose son public, Marolles fait lui aussi le choix d'élaguer. En préface à la traduction en prose de Martial qu'il offre en 1655, il explicite ses interventions : suppression des quelques épigrammes jugées choquantes, traduction biaisée des expressions épineuses, indication enfin, au moyen de lettres grecques, des pièces susceptibles de scandaliser les esprits scrupuleux ou peu avertis. Tactique cousue de fil blanc. L'auteur s'avoue bien conscient de l'hypocrisie que recouvrent ces pudeurs effarouchées, et laisse lui-même entendre que ses benoîtes mises en garde seront autant d'invitations à y aller voir de plus près. De plus, en maintenant le texte original en regard de sa version, il met en évidence les lacunes que lui suggèrent les conventions ambiantes, et permet en outre au lecteur avisé d'apprécier la nature de ses évitements stylistiques.
On peut donc admettre que, si elle appartient clairement au registre des belles infidèles, cette traduction de 1655, dans les limites qu'elle s'impose, joue relativement franc jeu. Même si, comme le veut la tradition, le caustique Ménage s'amuse à réviser le titre de son exemplaire : Satires contre Martial … (Gouget, Bibliothèque française, VI, p. 254.) A tout le moins, les accusations que Guéret place dans la bouche de Martial n'ont guère de raison d'être, puisque Marolles ne l'a en rien "condamné", pas plus qu'il n'a proscrit des vers dont "les caprices de sa mauvaise humeur" auraient "fait le procès" (p. 16).
Goujet pourtant reconnaissait déjà dans Marolles la cible des invectives que multiplie le satirique latin dans le Parnasse de Guéret (loc. cit.). C'est qu'en 1667, l'abbé vient de remettre sur le métier son premier Martial. Deux volumes présentent en prémices un échantillon de cette traduction nouvelle, tournée en vers et non accompagnée de l'original latin. La mainmise accentuée du traducteur sur le texte est corroborée par le ton des commentaires liminaires, nettement plus réprobateur à l'endroit des fautes de goût insupportables d'un auteur qui ne peut que bénéficier d'une transposition en langue française, langue par essence pure et "châtiée".
Cette palinodie se confirmera dans l'édition de 1675, qui procure l'ensemble du corpus - Martial sera donc rendu "sain et entier" comme le préconise le troisième décret d'Apollon (p. 129) - mais en généralisant les techniques d'esquive. Marolles prend ainsi le parti de tout traduire, mais sans risquer d'offenser qui que ce soit. Au point de rendre méconnaissable le texte qu'il prétend servir, comme le remarque Jean-Christophe Abramovici. "Il a cherché des expressions chastes pour exprimer des idées qui ne le sont point, notait de son côté l'abbé Goujet, en quoi il n'a pas toujours réussi" (ibid., p. 265).
C'est donc en vain que Michel de Marolles tente le grand écart : il n'aura réussi qu'à trahir Martial, sans se ménager l'approbation d'un public qui, à quelques exceptions près, semble avoir boudé son entreprise. La multiplication des essais au cours de la décennie 1650 laisse en effet entendre, comme le remarquait Roger Zuber (op. cit. p. 138-139), que celui que Sorel appelle l'"infatigable" Marolles n'a pas connu un vrai succès de librairie. Il laisse du reste apparaître indirectement son dépit dans la préface des Satires de Martial. Son échec, si échec il y a, n'en est pas moins significatif de la complexité qui entoure, au XVIIe siècle, la pratique de la traduction.
Orientation bibliographique
Roger Zuber, Les "belles infidèles" et la formation du goût classique (1968), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Albin Michel, 1995 (L'Evolution de l'Humanité), p. 102-103; 125-126 et passim.
Les Oeuvres d'Horace, latin et français [...] de la version de M. de Marolles, Paris, Toussainct Quinet, 1652.
Grille, Jacques de, seigneur d'Estoublon, Le Mont Parnasse, ou la Préférence entre la prose et la poésie, par M. D. S., Paris, P. de Bresche, 1663.
Claude-Pierre Goujet, Bibliothèque française ou Histoire de la Littérature française, vol. 6, 1762, ch. IX, p. 250-270.
Jean Chapelain, Opuscules critiques, éd. A. Hunter, Paris, Droz, 1936, p. 479.
Jean-Christophe Abramovici, « Épurer l'héritage : l'abbé de Marolles, traducteur de Martial », Littératures classiques 2011/2 (N° 75), p. 153-166. On trouvera dans cet article la description détaillée des traductions de Martial procurées par l'abbé de Marolles :
Toutes les Epigrammes de Martial, en latin et en français, Paris, G. de Luyne, 1655.
Le Livre des spectacles, et le premier livre des Epigrammes de Martial, Paris, s. n, 1667.
Traduction du XIII. livre des Epigrammes de Martial, intitulé les Etrennes, Paris, s.n., 1667.
Les Quinze livres de Martial traduits en vers, Paris, Langlois, 1675.
On consultera à titre complémentaire deux études importantes sur Marolles traducteur des comiques latins :
Laurence de Caigny, "La traduction de Térence par Marolles : Marolles, érudit, pédagogue ou théoricien ?", Philologie et théâtre. Traduire, commenter, interpréter le théâtre antique en Europe (XVe-XVIIIe siècle), éd. Véronique Lochert et Zoé Schweitzer, Amsterdam, Rodopi, 2012, p. 95-112.
Ariane Ferry, "Commenter autrement : 'l'air galant et nouveau' des comédies de Plaute traduites et présentées par l'abbé de Marolles", ibid., p. 113-128.